Arts Visuels

Underground et effervescente, la Russie sans trucage d'Igor Mukhin

Par GABRIEL ERTLÉ

Depuis la fin des années 1980, Igor Mukhin n’a de cesse de capturer la vitalité qui jaillit de la jeunesse de Moscou, sa ville de naissance et de cœur. La Maison Doisneau de la photographie, à Gentilly, expose jusqu’au 9 janvier 2022 les travaux du photographe russe qui donnent à voir cette Russie punk et underground, pleine de fougue.

Igor Mukhin est un autodidacte. Issu d’une famille soviétique tout ce qu’il y a de plus classique, il s’intéresse à la photographie dans le temps libre qui lui est accordé entre divers jobs alimentaires qui l’occupent au début des années 1980. Immédiatement, la photo est pour Mukhin synonyme de liberté, dans une Union soviétique qui, déjà, est portée à ébullition, mais dont le couvercle est encore solidement refermé. « Je pouvais capturer le monde en toute liberté, se souvient Igor Mukhin, je pouvais développer mes pellicules et réaliser mes propres tirages sans risquer de me faire espionner… C’était une sorte de miracle. »
 


Photo : Igor Mukhin

L’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbachev en 1985 et la période d’ouverture qui va suivre vont permettre au photographe d’affiner son style et son sujet, lui qui va se lier d’amitié avec la jeunesse underground moscovite. Cette rencontre importante a lieu lors d’un match disputé au Stade Loujniki de Moscou (l’ancien stade central Lénine et plus grand stade de Russie construit en 1955, ndlr). Là, Igor repère un groupe de supporters au drôle d’accoutrement - veste en cuir, jeans américains et bandana à l’effigie d’Alice Cooper - et propose de les photographier. Désormais, il suivra cette jeunesse punk, dont il immortalisera l’ardeur plusieurs décennies durant.

La proximité du photographe et de son sujet : celle-ci est flagrante dès les premiers travaux d’Igor Mukhin. Mukhin est un photographe qui ne se cache pas ; il va au contact, au plus près de ses sujets qu’il découvre dans leur intimité et très souvent, en intérieur. Le salon, la cage d’escalier, la cuisine sont autant de lieux de rencontres dans cette Moscou pleine d’espoir. C’est dans ces intérieurs soviétiques que l’on passe ses soirées, que l’on s’échange des vinyles rock importés et que le groupe Kino joue ses premiers concerts, loin des yeux du gouvernement, qui juge les membres de ce groupe hédonistes, insouciants et dangereux. C’est dans les couloirs de ces mêmes appartements qu’Igor Mukhin vend, à la sauvette, ses premiers clichés. Difficile d’imaginer que le réalisateur Kirill Serebrennikov ne se soit inspiré de l’esthétique et du style d’Igor Mukhin lorsqu’il réalisa son biopic du groupe Kino, le film Leto, sorti en salle en 2018, réalisé en noir et blanc dans le décor du Leningrad de la Perestroïka.
 

Une spontanéité qui ne s'improvise pas
 

Jugées trop artistiques, les clichés d’Igor Mukhin ont d’abord du mal à se vendre. A la chute de l’URSS s’ouvre pourtant la période la plus prolifique du photographe. Ce dernier utilise près de 800 pellicules par an entre 1995 et 2010 pour figer cette Russie déchirée entre le capitalisme et le communisme. C’est à cette période que Mukhin assiste à la transformation quotidienne des rues et des habitants de sa ville, de son pays. Ses objectifs se souviennent comment les passants moscovites changent chaque jour de style vestimentaire et comment les devantures des magasins de la capitale constamment se transforment. A chaque déclic, l’objectif argentique du photographe fait mouche. Le spectateur - amateur ou initié - pénètre toujours avec aisance dans l’univers de Mukhin. Pour Olivier Marchesi, qui a conçu le livre Générations, de l’URSS à la nouvelle Russie, et est à l’origine de l’exposition du même nom à la Maison Doisneau de la photographie, « on retrouve du sens dans chacune des photographies d’Igor Mukhin, tout le monde peut s’y intéresser et être marqué par ses clichés. On décèle l’interrogation, l’espoir ou la connivence dans chacun des sujets photographiés, qu’il s’agisse du regard d’un portrait en intérieur ou d’une silhouette se détachant d’une foule pressée d’un début de semaine moscovite. On s’attache, on se préoccupe de ce qu’il a bien pu advenir de ce couple s’enlaçant, de cette danseuse, de ce manifestant terminant sa cigarette. »

Derrière cette impression de pure spontanéité se cache un travail des plus minutieux, des plus répétitifs. Il n’y a qu’à observer les planches-contacts du photographe, dont certaines sont exposées dans le cadre de l’exposition : le spectateur découvre un souci du détail et un perfectionnisme certain chez l’artiste, qui parfois n’hésite pas à prendre plusieurs dizaines de fois la même photo, qui, dans son rendu final, paraîtra si naturelle.


Photo : Igor Mukhin

La photographe documentaire moscovite Kseniya Yablonskaya a étudié sous la direction d’Igor Mukhin au sein de l’école de photographie Rodchenko de Moscou. La jeune femme reconnaît volontiers tout le talent et la complexité de l’œuvre de son professeur. Une œuvre qu’elle qualifie de « plastique et multicouches », et dont elle admire « la capacité à faire ressortir une impression d’une image en deux dimensions, et à produire une photographie lisible et marquante à partir de la fugacité d’une scène. »
 

Trente ans de photos d’une contre-culture vue de l’intérieur
 

L’exposition Igor Mukhin, Générations de l’URSS à la nouvelle Russie, est d’abord le fruit d’un livre, issu d’une collaboration entre Igor Mukhin et Olivier Marchesi, directeur de la maison d’édition Bergger, dédiée à la publication de photographies argentiques. De cette rencontre, un premier zine a pu voir le jour en 2017, Ne parlons pas du communisme (voir notre portfolio précédemment publié), qui replonge le lecteur dans le chaos qui entoura Moscou durant les années de la présidence de Boris Eltsine, de 1991 à 1999. Avec ce nouvel ouvrage, qui vient tout juste de paraître aux éditions Bergger, le temps a passé et nous livre un ouvrage et une expo qui nous transportent des premières années de la Perestroïka à nos jours.


Photo © EPT Grand-Orly Seine Bièvre - Gilberto Güiza-Rojas

L’exposition suit d’ailleurs la structure du livre éponyme : chacune des pièces de l’exposition est consacrée à une période spécifique qui aura marqué l’histoire russe récente. D’abord la fin des années 1980 et l’effervescence de cette génération punk reprenant les textes porteurs d’espoir de Viktor Tsoï, le leader du groupe Kino. « Nous ne savions alors pas à quoi ressemblait le monde de l'autre côté du rideau de fer », rappelle Mukhin. S’en suivent les années 1990 et la chute de l’Union, où communisme et capitalisme se toisent, s’observent parmi une population désorientée. Enfin, les dernières salles de l’exposition mettent en avant une génération qui n’aura connu la Russie que sous la présidence de Vladimir Poutine. Ces clichés-là témoignent de l’absurde qui entoure cette nouvelle Russie et les personnages qui la composent, du nouveau riche à bord de sa Bentley à la classe moyenne qui se rend à pied au travail sans que, pour autant, le photographe ne souhaite délivrer un message politique explicite. Ses photographies retranscrivent le quotidien de la société russe actuelle. Les rêves et les espoirs nourris à partir de la fin des années 1980 se seraient-ils mués en détresse, dans une société livrée à l’homme qui dirige le pays depuis plus de vingt ans ? Il n’en est rien. De l’objectif d’Igor Mukhin continue de jaillir la vitalité d’une jeunesse qui sait s’approprier son pays et son histoire. Pour la photographe Kseniya Yablonskaya, qui est devenue adulte dans la Russie des années 2010, « la nouvelle génération est plus éduquée, plus lucide face aux inégalités et à l’injustice et plus tolérante envers les minorités, aussi, que par le passé ». C’est encore avec les textes de Viktor Tsoï et du groupe Kino de l’année 1989 que Kseniya résume la fougue de cette jeunesse de plus en plus politisée, et qui n’a rien à envier à d’autres : « nos cœurs exigent le changement, nos yeux exigent le changement » ( « Перемен требуют наши сердца, Перемен требуют наши глаза »).


Photo : Igor Mukhin

Exposition Générations, de l’URSS à la nouvelle Russie / 1985-2021, Igor Mukhin
Maison Doisneau de la photographie
Jusqu'au 9 janvier 2022
Entrée libre

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