Scène

Vladimir Tarnopolsky, une vie au service de la musique contemporaine

Par GUILLAUME HOUSSE

Compositeur, professeur, fondateur et directeur artistique du plus important ensemble de musique contemporaine de Russie, Vladimir Tarnopolsky est aujourd’hui un acteur incontournable de la musique contemporaine russe. Le récit de son parcours confère un charme particulier à l’histoire méconnue de cette musique.

Joindre Vladimir Tarnopolsky avant une heure avancée de l’après-midi est presque impossible. Depuis des années, c’est la nuit qu’il travaille, qu’il puise son énergie. En témoignent les cernes creusées sous ses yeux. On est tenté d’y voir une volonté d’entretenir un certain décalage avec le monde, si caractéristique de sa musique. Ce besoin quotidien de s’isoler, c’est aussi celui d’un homme à part qui a choisi de consacrer sa vie à une musique complexe et exigeante et goûtée par un public très restreint. Un choix de vie daté par la lecture de quelques notes de Boulez au sortir de l’adolescence.

Années de jeunesse : une ville fermée, au coeur d’un pays fermé

Vladimir Tarnopolsky est né en 1955 dans l’actuelle Ukraine, à Dnipropetrovsk, ville industrielle chargée de la production de roquettes et donc interdite d’accès pendant des décennies. « C’était une ville fermée, dans une des régions les plus repliées sur elle-même, dans un pays coupé du monde. ». Un père musicien et une formation très vite exclusivement tournée vers la musique lui montrent rapidement la voie à suivre. Pour l'heure, la musique, telle qu’elle est pratiquée dans cette petite ville d’URSS, est bien loin des expérimentations auxquelles se livrent la France ou l’Allemagne. Ces expérimentations, il en fait la découverte grâce à ceux chargés de les discréditer. Beaucoup d’auteurs utilisent alors les publications officielles, conçues pour dénoncer la décadence de l’Ouest, pour au contraire diffuser ces nouvelles idées philosophiques et artistiques. « Fort heureusement, se réjouit Vladimir Tarnopolsky, ceux chargés de censurer étaient bien plus bêtes que ceux qui écrivaient, et n’y voyaient que du feu. »

Ainsi, dans un chapitre de La crise de la culture bourgeoise et la musique, le compositeur tombe un jour sur un minuscule extrait de la sonate n°2 de Pierre Boulez. Théoricien, chef d’orchestre, compositeur, le Français est alors considéré comme un demi-dieu par une jeune génération d’artistes, notamment aux Etats-Unis. De l’autre côté du monde, pour le jeune musicien soviétique, le choc est aussi brutal. Au point que plusieurs années plus tard, à sa sortie du Conservatoire, il se souvient que sa première œuvre orchestrale fut écrite, en français dans le texte, « un peu à la Boulez ».

Le Conservatoire : Edison Denisov comme fenêtre sur l’Europe

Selon Vladimir Tarnopolsky, la grande qualité des musiciens soviétiques tient davantage aux étapes préparatoires au Conservatoire qu’au Conservatoire en lui-même. Arrivé à Moscou pour intégrer la prestigieuse institution en 1973, Tarnopolsky s’y ennuie. Plusieurs vagues de répression du formalisme en musique ont écarté depuis longtemps les grands professeurs, Chostakovitch notamment en 1948, puis les autres. Les exigences classiques sont encore enseignées avec excellence, contrepoint ou harmonie. Mais pour ce qui est de la musique contemporaine ou une quelconque avant-garde, rien à signaler, ou presque.

A cette époque, trois compositeurs dominent la musique contemporaine russe : Maria Goubaïdoulina, Alfred Schnittke et Edison Denisov. Si les premiers sont tenus assez efficacement à l’écart par le régime, le dernier, grâce à un tempérament de fer rapporté de sa Sibérie natale tient bon. Il se maintient tant bien que mal comme professeur et devient, pour le jeune élève arrivé d’Ukraine comme pour la poignée d’étudiants avides de nouveauté, la seule fenêtre sur la création occidentale.

Généralement dans son appartement, parfois dans une petite pièce du conservatoire, Denisov reçoit les plus grands compositeurs de l’époque. Luigi Nono, Pierre Boulez, Henri Dutilleux apportent aux quelques étudiants groupés autour de leur professeur une vision de la musique radicalement nouvelle. Tandis que les dirigeants leur opposent mépris et incompréhension, sans qu'aucune véritable condamnation ne soit formulée. « Un jour, Luigi Nono est venu à Moscou et a voulu voir Denisov, raconte Vladimir Tarnopolsky. On lui a répondu qu’il était à la datcha, alors qu’il faisait cours le jour même. C’était ça leurs attaques. C’était ridicule, mais pas bien méchant. »

URSS : une certaine censure mais un public plus large

Aucune nostalgie ne transparait chez le compositeur lorsqu'il se souvient de la période soviétique. Pourtant, il en est sûr, la musique contemporaine y était plus vivante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Sa première création d’envergure, Jésus, tes blessures profondes, première tentative, en 1987, d’importer les principes du théâtre instrumental en Russie, lui vaut sa seule menace politique : quelques heures dans un bureau de la Lubyanka pour fanatisme religieux. Une fois encore, une censure très faible et un public plus important qu’il n’en a jamais retrouvé depuis lors. « Je crois que l’intelligentsia n’a majoritairement jamais rien compris à notre musique, confie-t-il, mais c’était une dissidence, alors ils nous écoutaient. »

A la chute de l’URSS, plus de dissidence, donc plus d’excitation. Il est plus facile pour une musique d’être prohibée politiquement que de n’être pas rentable. Le public se désintéresse très vite de la musique contemporaine. Et selon Vladimir Tarnopolsky, les orchestres en sont responsables : « si on met des blocs de sucre devant une ruche, les abeilles ne chercheront plus les fleurs, mais que l’on ne se plaigne pas si le miel n’a plus de goût. » Le répertoire se restreint avec le temps. La scène musicale moscovite reste d’une qualité exceptionnelle, mais les prises de risque sont plus rares. Depuis 1991, toutes les compositions de Vladimir Tarnopolsky ont été créées en Europe, pas une seule en Russie.

Un travail humble et quotidien pour défendre cette musique

Si son activité de compositeur s’épanouit avant tout en Europe, Vladimir Tarnopolsky continue cependant à consacrer sa vie à la musique contemporaine, au cœur de la ville qui l’a accueilli il y a plus de quarante ans. En 1993, avec Igor Dronov, il fonde l’ensemble Studio pour la Musique Nouvelle dont il est le directeur artistique. 

Moscou n’est malheureusement pas, à l’heure actuelle, une scène aussi vivante que peuvent l’être Paris, Berlin ou Munich en matière de musique nouvelle. Les créations orchestrales sont quasiment inexistantes et les seules subventions étatiques sont consacrées à des centres de culture contemporaine où les pièces doivent être extrêmement radicales pour trouver leur public, de culture souvent plus visuelle que musicale.

Vladimir Tarnopolsky nous montre, un petit peu dépité, une vidéo d’un de ses anciens élèves, qui malmène les cordes d’un violon avec une scie, au point de se faire saigner. « Ce n’est pas tant que c’est creux,  commente-t-il, mais c’est surtout daté alors que ça se veut nouveau. Des Allemands faisaient ce genre de chose il y a plus de cinquante ans... »

L'Ensemble du Studio pour la Musique Nouvelle. À gauche, au premier plan, Igor Dronov, chef d'orchestre de l'Ensemble © SNM & Orlova

Le Studio pour la Musique Nouvelle de Tarnopolsky et Dronov est l'une des dernières planches à laquelle un amateur ou un simple curieux peut aujourd’hui se raccrocher pour découvrir la musique contemporaine russe. Une musique que le fondateur veut accessible à tous. Chaque concert, généralement donné dans la salle Tchaïkovsky du conservatoire, est gratuit. « Notre combat est de faire connaître cette musique, insiste Vladimir Tarnopolsky. Il ne faut pas que l’argent devienne un obstacle supplémentaire. »

L'Ensemble du Studio pour la Musique Nouvelle © SNM & Orlova

Attente, dernier projet d’envergure de l’ensemble.

Commémorant les cent ans de la première Guerre Mondiale, le Forum culturel autrichien et le Centre de musique contemporaine de Moscou organisent un projet multimédia autour de l’œuvre d’Arnold Schönberg Erwartung (« Attente » en français). A l’exception de cette dernière, composée en 1909, et qui a ouvert le cycle, toutes les œuvres proposées sont des regards d’artistes autrichiens et russes qui ont trait, de près ou de loin, à l'événement historique.

Les deux premiers concerts du cycle ont permis d’apprécier les rapprochements et les éloignements dans la lecture de l’événement entre des artistes de nationalités différentes sur un siècle d’évolution musicale. Les trois prochains rendez-vous, eux, complexifieront la réflexion en y intégrant danse et vidéo. Le 29 avril et le 21 mai au théâtre Meyerhold, et le 17 mai au Centre d’industrie créatrice « Fabrika », ne manquez pas trois occasions exceptionnelles d’aller à la rencontre d’une création souvent déroutante, mais d’une immense richesse.

Pour suivre l’actualité de l’Ensemble : http://ccmm.ru/calendar/news/?do=2013#s

Pour écouter l'œuvre de Vladimir Tarnopolsky : http://www.tarnopolski.ru/en/recordings#top

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