Société

Venus d'Afrique dans la jungle moscovite

Par LÉA VETTORATO

Les ressortissants des pays africains s’intègrent à leur manière – non sans peine – dans la capitale de l’ex-bloc soviétique, alors « pays frère » des républiques socialistes. À Moscou, ils s'efforcent de faire valoir leur identité.


Élection de Miss Afrique à l'Université de l'Amitié des peuples à Moscou, le 26 mai dernier (Photo Ksenia Yablonskaya)

Voilà maintenant un mois que l’unique soirée afro hebdomadaire de Moscou se tient le dimanche au club Rotschild. À l’entrée, Ade Versal, 27 ans, se tient prêt à accueillir ses amis de la diaspora nigériane ; tous se serrent les coudes. Au bas des marches qui mènent à l’intérieur de la discothèque, un décor clinquant se découvre au regard du visiteur. Patricia, elle, fête sa première sortie en boîte en mini robe blanche ajourée. Ici au moins, la jeune femme se sent à l’aise. Il faut dire que pour les Africains de Moscou, les occasions de sortir entre eux se font rares.


Soirée afro au club de nuit Rotschild, à Moscou (Photo DR)

En marge de ses études de tourisme, Ade a commencé à travailler dans des bars à chicha. Il est le seul ambianceur afro à Moscou. « Je fais des soirées pour le confort des Africains, pour leur liberté, dit-il. Il était nécessaire d’avoir un lieu où se retrouver avec notre musique. » Même les serveurs russes ne tardent pas à se laisser aller au coupé-décalé en plein service. Ade préfère quant à lui rester dissimulé derrière la fumée de sa kalian (narguilé, en russe)« Je profite de la musique et je rentre chez moi », explique-t-il sans s’attarder sur les autres aspects de la vie moscovite. « Les traditions sont trop différentes entre la Russie et le Nigeria pour vraiment s’adapter. » Même s’il reconnaît que de nombreux Russes sont intéressés par la culture africaine, beaucoup se montrent hostiles, regrette-t-il. Question politique, Ade a un avis bien tranché : « Poutine c’est le meilleur ! » Ce Nigérian n’aurait choisi pour rien au monde un autre pays pour venir étudier, lui que Poutine et sa politique fascinent.

Selon ses dires, peu ou pas de problèmes liés au racisme en Russie. « Les Russes, assure-t-il, considèrent que nous sommes aussi des êtres humains.» Pas comme avant. Ade reconnaît pourtant que les taxis ne s’arrêtent pas pour le prendre. « Une fois, raconte-t-il, nous étions avec des amis en train de nous balader. La police est venue vers nous. Sans même demander nos passeports ou nous poser de questions, ils nous ont tous arrêtés et emmenés au commissariat. »


Timi Soko, au club Rotschild de Moscou le 9 août dernier (Photo Léa Vettorato)

« La Russie a fait ressortir l’homme qui est en moi ! », s’exclame Timi Soko. Ce Nigérian a commencé la musique lorsqu’il avait onze ans. Au sortir du conservatoire, Timi donne des cours de chant et se taille une réputation au pays. Arrivé à Moscou, le jeune homme devient chanteur dans un groupe de heavy metal, un style qui tranche avec ses dernières réalisations musicales dans lesquelles il mêle afropop et highlife music. Quatre ans que Timi vit à Moscou, où il attend de finir ses études d’ingénieur pour retourner au Nigéria et persévérer dans la musique. « Ce que j’aime chez les Russes, c’est qu’ils sont sincères, dit-il. Quand ils n’aiment pas quelqu’un, ils le font savoir. S’ils vous aiment, ils vous aiment vraiment. La Russie m’a appris plus que n’importe qui d’autre. »

Hormis la Journée de l’Afrique (le 26 mai dernier, ndlr), « les Africains ont peu d’occasions de s’extérioriser et de montrer qui ils sont, même s'il y a quelques concerts », nous explique M. Vissinto Ayi d'Almeida, ambassadeur du Bénin à Moscou. « Nous devons créer des cadres d’épanouissement, chose que nous faisons en collaboration avec l’ambassade de France et l’Université de l’Amitié des peuples (RUDN, qui accueille chaque année un grand nombre d’étudiants africains, ndlr). » L’association du RUDN est sans aucun doute un pilier de la culture africaine à Moscou. En partenariat avec cette université et avec les différentes ambassades africaines, l’association célèbre la diversité culturelle de son corps étudiant et organise par exemple « des festivals de cuisine africaine, des danses. Nous avons également une semaine culturelle africaine, ou encore l’élection Miss Afrique ».


Élection de Miss Afrique à l'Université de l'Amitié des peuples à Moscou, le 26 mai dernier (Photo Ksenia Yablonskaya)

Accueillie à bras ouverts par l’URSS de Lénine dans les années 1920, la communauté africaine constituait une force supplémentaire de travail bienvenue. Lénine assimilait alors la discrimination envers les Noirs au capitalisme. Point de racisme et l'égalité devait pouvoir régner. Aujourd'hui, en Russie, beaucoup semblent avoir oublié ce pan de leur histoire. La communauté africaine existe, subsiste, dans une Moscou qui reste une ville dangereuse pour les minorités visibles.

« La Russie a une longue histoire de relations avec l’Afrique, et nous pouvons en être fiers », estime quant à lui le Professeur Vladmir Shubin, spécialiste des relations avec l’Afrique et acteur majeur de la politique soviétique face à la libération de l’Afrique. « De nos jours, les relations politiques sont bonnes et solides ». La présence du président zimbabwéen Mugabe, par ailleurs président de l’Union Africaine, à la Parade de la Victoire le 9 mai dernier n'est pas pour le faire mentir. Symbole de cette alliance, l’Université Patrice-Lumumba, fondée en 1960 dans la Moscou soviétique, deviendra en 1992 l'Université russe de l'Amitié des Peuples. Au moment de sa création, cette université internationale doit apporter son soutien aux pays décolonisés dans les années 1950-1960, cela en offrant une formation de haut niveau à des étudiants venus des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. 


Une fresque face à l'Université de l'Amitié des peuples à Moscou vante la fraternité entre la Russie et les autres nations (Photo Ksenia Yablonskaya)

Caché sous une église du centre de Moscou, un centre culturel africain propose aujourd'hui son aide aux immigrés africains. Des cours de russe, d’informatique, un accès gratuit à internet mais aussi, deux fois par semaine, une permanence médicale pour ceux qui, le plus souvent, ne possèdent aucune assurance santé. L'occasion également de venir palabrer avec d’autres membres de leur communauté.


Au centre culturel africain de Moscou (Photo DR)

« Il est beaucoup plus facile d’obtenir un visa pour la Russie que pour l’Europe », confie Daniel, un Russo-camerounais installé à Moscou depuis trente ans, aujourd'hui responsable du centre culturel africain de Moscou. Le même ajoute que « la superficie du pays est tellement grande que la Russie pourrait accueillir toute l’Afrique ». Au début du voyage, raconte Daniel, des passeurs tentent de convaincre que trois heures de train suffisent pour relier Moscou à Bruxelles, une traversée qui s'effectue « sans problème », assurent-ils aux candidats. Mais une fois à Moscou avec un visa d’un mois en poche, « les Africains se rendent vite compte qu’ils ne peuvent aller nulle part ailleurs. » Si Moscou compte officiellement 10 000 ressortissants africains, 90% ne renouvellent pas leur visa et restent ici illégalement. « Ils n’ont rien à perdre, juge Daniel. Beaucoup ont emprunté de l’argent pour venir ici et ne peuvent pas repartir ».

Souvent, devant les bouches de métro et transformés en hommes sandwiches, ils distribuent alors des flyers aux passants, sans encore maîtriser le russe, et surtout sans visa. Avec en tête, l'espoir que la Russie soit pour eux une simple escale avant de rejoindre l'Europe. Au final, beaucoup restent là plusieurs années durant, réalisent que l'Europe est un mirage, qu'ils ne sont pas en mesure de trouver un véritable travail à Moscou et sont contraints de retourner au pays. Certains restent et font le taxi, comme Johnson Douglas, à ses risques et périls : l'organisation antiraciste SOVA rapporte 4 meurtres et au moins 37 attaques à caractère xénophobe en Russie depuis le début de l’année 2015.


Timi Soko et quelques-uns de ses amis étudiants devant l'Université de l'Amitié des peuples à Moscou (Photo DR)

Daniel conserve malgré tout un enthousiasme certain à l'égard de son pays d'adoption. « Ce qui me plaît en Russie, c’est que dans un sens, il y a beaucoup plus de liberté. Les gens peuvent se permettre beaucoup de choses sans être punis. Tout paraît normal, c’est un peu comme un monde fou. Un monde excitant pour les gens qui aiment la vie d’aventurier ». En Europe, tout est trop réglé, trop lisse, compare-t-il par exemple, « en France, en Allemagne, on s’ennuie un peu, il n’y a pas la même adrénaline qu'en Russie où tout est à l’envers. Il cite une expression russe : « cherez jopu », c'est le monde à l'envers. Daniel prend pour exemple la grande flexibilité des lois russes qu'au final, « chacun interprète comme il veut. Ça rend fou ! Au début je me disais, c'est pas normal. Mais en vivant ici tu finis par tout trouver normal même ce qui semble absurde. »

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