Arts Visuels

Au tréfonds de l’âme russe : Ilya Répine

Par GABRIEL ERTLÉ

Témoin des grands bouleversements en Russie aux XIXe et XXe siècles, il a immortalisé tous les pans d’une société en pleine transformation. Entre portrait de tsars et représentation d’ouvriers agricoles, Ilya Répine, jusqu’alors méconnu en France, fait l’objet d’une toute première rétrospective à Paris, au Petit Palais.

« Ilya Répine (1844-1930). Peindre l’âme russe » : tel est le nom de l’exposition présentée au Petit Palais, jusqu’au 22 janvier 2022. Cette âme russe, c’est davantage au travers la littérature que le public français a l’habitude de s’y confronter. Les grands auteurs de « l’âge d’or », Gogol, Tolstoï et Dostoïevski en tête, se sont tous essayés à la définition d’un peuple profondément mystique, errant, déchiré entre orient et occident et balloté par l’histoire et autres intempéries.


Ilya Répine, Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie © Moscou, galerie nationale Trétiakov

De l’âme russe, l’amateur de roman psychologique retiendra les tourments qui rongent le personnage de Raskolnikov dans Crime et Châtiment, et les archétypes d’une société russe en pleine transformation incarné par les trois frères Karamazov. L’âme russe, on préfère donc la lire que la regarder en peinture. Et pour cause, il aura fallu attendre l’an 2021 pour voir arriver en France la première rétrospective dédiée à Ilya Répine, l’un des peintres russes les plus célèbres de son temps.

Pendant six décennies d’une activité soutenue, cette figure-clé du réalisme russe est le témoin de tous les bouleversements de la Russie de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Répine, que personne ou presque ne connait en France, aura aussi bien assisté aux premières réformes sociales entamées sous le règne du tsar Alexandre II dans les années 1860, qu’aux révolutions de 1905 et de 1917. Mort en 1930, il aura ainsi vécu les premières années de l’Union Soviétique depuis sa demeure de Kuokkala (devenue Repino en 1948 pour honorer la mémoire de son illustre résident). Kuokkala : une commune annexée par l’empire russe au début du XVIIIème siècle mais appartenant à la République finlandaise à partir de 1917. La scénographie immersive présentée au Petit Palais plonge le visiteur dans cette succession d’évènements qui marquèrent le pays et influencèrent le style d’Ilya Répine.

Une recherche documentaire fouillée
 

Tout au long de sa carrière, Répine peint le quotidien du peuple russe. Après avoir rejoint l’Académie impériale des beaux-arts de Saint-Pétersbourg en 1864, il rejoint le mouvement des Ambulants (dont le nom provient des expositions que ces derniers organisaient dans toutes les villes de l’empire), artistes russes qui pratiquent une peinture réaliste, soucieuse de représenter ce qui serait un reflet de la société russe et de ses préoccupations. De ce réalisme découle toute la puissance de l’œuvre du peintre, qui renferme une dimension journalistique et politique que l’on pourrait aujourd’hui rapprocher du travail d’un reporter-photographe. Ses tableaux n’ont d’ailleurs pas manqué de faire polémique lors de leur première présentation au public.


Ilya Répine, Les Haleurs de la Volga, 1870-1873, Musée d’État russe, Saint-Pétersbourg

Replaçons tout ceci dans son contexte : l’empire russe demeure, en cette fin de XIXème siècle, une monarchie absolue et la liberté de la presse y reste très restreinte. La peinture peut cependant servir d’outil de propagande pour offrir aux puissances occidentales – pour lequelles la Russie demeure si lointaine et mystérieuse – la vision d’un peuple fort, robuste et insoumis. Difficile ainsi d’imaginer que lorsque le grand-duc de Russie Vladimir Alexandrovitch - fils du tsar Alexandre II - fait la commande à Répine d’un portrait des Haleurs de la Volga (1870-1873), il s’attend à ce que le jeune peintre lui livre une toile mettant en scène des hommes usés et déformés par l’effort.
 

Un réalisme engagé au service du peuple

Partisan d’une peinture nouvelle qui puise son inspiration dans la réalité de son pays, Répine peint aussi bien le paysan que l’ouvrier de chemin de fer, ou encore le religieux, le thème de la religion étant pour le peintre l’occasion d’ériger de larges fresques dans la tradition d’un pays qui commence à questionner son rapport à la religion et à Dieu. Brillant portraitiste, Répine est également amené à travailler au service du gouvernement, réalisant, parmi de nombreuses commandes impériales, les portraits des tsars Alexandre III et Nicolas II.

Parallèlement, Ilya Répine demeure sensible aux évolutions sociales qui secouent la Russie. Le tableau Ivan le Terrible et son fils Ivan le 16 novembre 1581 (1885) est souvent cité comme exemple de cette représentation froide et négative du régime tsariste. Représentant le Tsar Ivan le Terrible en sang, quelques instants après avoir tué son fils héritier d’un coup de crosse sur la tempe, le tableau est perçu lors de sa présentation comme faisant référence au récent assassinat d’Alexandre II. L’exposition du tableau est d’ailleurs dans un premier temps interdite par Alexandre III. L’œuvre polémique a depuis fait l’objet de plusieurs actes de vandalisme, d’abord en 1913 puis en 2018. Toujours en restauration, elle ne figure pas parmi la centaine de tableaux exposés au Petit Palais cet hiver.

La quasi-totalité des chefs d’œuvres de Répine, à la dimension politique manifeste, est cependant présente au fil de cette riche rétrospective. C’est le cas des nombreux tableaux que le peintre consacra à l’organisation populiste Narodniki (littéralement « ceux qui vont vers le peuple »), à l’origine de plusieurs attentats dans la seconde moitié du XIXème siècle. Ils ne l’attendaient plus (1884-1888) dépeint ainsi la réaction d’une famille au moment du retour inattendu d’un Narodnik après de longues années de déportation en Sibérie. En plus d’une remarquable évocation de toute la gamme des émotions suscitées par de telles retrouvailles, Répine insère dans l’œuvre des indices de compréhension du sujet. Sont ainsi disséminés de manière subtile des portraits de poètes progressistes russes et un tableau représentant le tsar Alexandre II sur son lit de mort, lui-même assassiné par une organisation populiste.
 


Ilya Répine, Ils ne l’attendaient plus, 1884-1888, Galerie nationale Trétiakov, Moscou

Bien que célébré pour la première fois en France à l’occasion de cette rétrospective historique, Ilya Répine, comme de nombreux artistes russes du XIXème siècle, séjourna à de nombreuses reprises à Paris. L’exposition nous rappelle ainsi qu’avant de documenter les révolutions qui ont secoué son pays en 1905 et 1917, Répine s’est intéressé aux héritages sociaux de la Commune de Paris, qui lui ont inspiré plusieurs tableaux.

Au fil des quatorze salles qui composent l’exposition, les grands chefs-d ’œuvres du maître russe se découvrent aux yeux du visiteur, autant d’œuvres prêtées par la Galerie nationale Trétiakov de Moscou, le Musée d’État russe de Saint-Pétersbourg et l’Ateneum d’Helsinki. Des Cosaques zaporogues (1880-1891), l’une des plus célèbres œuvres peintes par Répine, à l’impressionnante fresque panoramique Alexandre III recevant les doyens des cantons (1886), joyau d’une Russie impériale dont le président russe actuel aime à se revendiquer comme le digne héritier, on sort de tout cela fasciné.

Ilya Répine, Peindre l'âme russe (1844-1930)
au Petit Palais, jusqu'au 23 janvier 2022

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