Arts Visuels

Sergueï Katran en équilibre

Par GUILLAUME HOUSSE

Until the World is gone est exposée à la Gallery 21, dans l’enceinte du centre Winzavod à Moscou. L’œuvre, signée Sergueï Katran, condense à elle-seule toutes les forces qui sous-tendent le travail de cet artiste à découvrir jusqu'au 15 avril 2016.


Until the World is gone (Photo Oleg Yakovlev)

Suspendues au plafond par des câbles d’acier, une trentaine de sculptures en terre cuite emplissent l’espace. Toutes reposent sur une même structure : des cercles superposés plus ou moins larges, mais dont chacun est unique. Dans la même pièce, des mots raisonnent, qui font comme une litanie au premier abord incompréhensible. Au soir du dévoilement de l’installation, deux femmes et un homme dansent au rythme de cette récitation monocorde. Le sens de l’œuvre n’est pas immédiatement déchiffrable, mais il s’en dégage une impression d’ordre, l’intuition d’un système inconnu qui serait néanmoins cohérent et riche de sens. L’impression de pénétrer dans le temple d’une culture ancienne qui nous est alors étrangère.

Les sculptures en question sont en réalité des empreintes sonores retranscrites en 3D et mises à la verticale. Le point de départ de Until the World is gone est purement esthétique. En observant le dessin formé par le son grâce au synthétiseur, l’artiste Sergueï Katran en a immédiatement ressenti la beauté. Après tout, Marcel Cros, premier inventeur à avoir retranscrit physiquement les vibrations sonores, était avant tout un poète. Quoi de plus normal pour un artiste que de continuer cette sublimation du son ? Ici, la préférence est donnée à la terre cuite, matériau omniprésent dans l’art depuis la Préhistoire, dans toutes les parties du monde.

La présence de l’œuvre de Katran semble d’autant plus naturelle que l’artiste ne paraît pas l’avoir imposée. Au contraire, il a laissé comme une sorte de hasard opérer. Faisant de son œuvre quelque chose de touchant, laquelle semble évoluer de manière contingente, fonction d’un équilibre fragile qui aurait pu tout aussi bien se figer d’une autre manière.


Until the World is gone (Photo Oleg Yakovlev)

Le choix des mots projetés dans l’air est évident lui aussi : le mot « art » est omniprésent. Ou encore le mot « changement ». Des mots universels, y compris pour la plus petite des tribus dont le vocabulaire serait restreint. Le polyglotte Villi Melnikov a d’ailleurs joué un rôle majeur, à l’invitation de Sergueï Katran, dans le choix des 60 langues composant l’œuvre, et ceci avec beaucoup de liberté. Vtol, gourou de la musique expérimentale, a ensuite compilé les enregistrements de Villi, pour en extraire quelque chose de personnel et d’indépendant, bien qu’intrinsèquement lié au travail de Kratan.

Quant au potier… Bien que ses retranscriptions 3D soient les plus fidèles possibles aux sons du synthétiseur, sa patte reste bien visible, au gré des petits accidents, des traces de doigts et autres imperfections qui persistent sur les sculptures. Sergueï Katran envisage d’ailleurs celles-ci comme les traces du passage d’une langue à une autre, passage entre le langage des mots et celui de la terre.


 Crystal of time  (Photo DR)

Dans toutes les œuvres de Kartan : une concession au hasard, un jeu entre le déterminé et l’aléatoire. Le plus souvent, cela se traduit par la répétition. Répétition du même, bien que chaque élément évolue ensuite librement, comme dans Crystal of time, cette œuvre dans laquelle des sabliers flottent dans des cubes de verre. Répétition programmée, comme dans Mushroom Fibonacci. Ici l’artiste fait reposer son œuvre sur la suite numérique établie par le mathématicien Fibonacci au tout début du XIIIe. Celle-ci répond à un principe simple selon lequel chaque terme représente la somme des deux termes qui le précèdent. Katran applique cette formule à la croissance d’un champignon bleu, virtuellement infinie. En même temps que l’artiste impose un ordre, il en perd immédiatement le contrôle.

Reste que la relation de l’artiste à son œuvre est des plus humbles, toujours liée à l’acceptation d’un aléatoire sur lequel il n’a aucune prise, de déterminismes qui lui échappent. Nait alors cet équilibre fragile. Chaque œuvre se donne à voir dans un moment de son existence, qui non seulement aurait pu se fixer autrement, mais qui signifie surtout que cette œuvre n’est, par essence, jamais véritablement achevée. D’une exposition à l’autre, l’évolution est perpétuelle.

 

Sergueï Katran (Photo DR)
Until the World is gone, jusqu'au 15 avril 2016.
Gallery 21 (Centre Winzavod)
4th Syromyatnicheskiy pereulok 1/6
Ouvert tous les jours de 12h à 20h, entrée libre

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