Voyage

Saint-Pétersbourg, à l'ombre des nuits blanches

Par LUKAS AUBIN

Pouchkine, Dostoïevski, Gorki : nombre d’écrivains se sont employés à décrire la « Venise du nord ». Mais qui mieux que Nikolaï Gogol avec ses Nouvelles de Pétersbourg pour la raconter ? Deux siècles après La Perspective Nevski de l’auteur russe, La Dame de Pique vous fait le récit d'une promenade de quelque 4,5 km de long qui font comme une monographie de la Russie d'aujourd'hui.

Tout a été dit ou presque, à propos de Saint-Pétersbourg. Ors déployés de Pierre-le-Grand, capitale européenne de la Russie, pendant tsariste d'un pays encore très soviétique, maelstrom culturel inégalé aux accents de liberté. Saint-Pétersbourg est atypique et l'a toujours été. Les plus grands écrivains russes l'ont célébrée, Pouchkine et Dostoïevski en tête. Mais c'est peut-être Gogol qui l’incarne le mieux dans ses Nouvelles de Pétersbourg. Ode fantasmagorique à la « Venise du nord » qui vit au rythme des saisons, des heures, et des gens, l'œuvre de Nikolaï Gogol est un hommage écrit à un navire urbain, la Perspective Nevski en figure de proue.


Sur la Perspective Nevski, Saint-Pétersbourg, juin 2018 (Photo Luaks Aubin)

« Il n'y a rien de plus beau que la Perspective Nevski, tout au moins à Pétersbourg ; et dans la vie de la capitale, elle joue un rôle unique ! », écrit-il en guise d'incipit. L'avenue la plus célèbre de Russie est aujourd'hui encore un lieu fantastique et inspirant qui s'offre au voyageur lent, à celui qui prend le temps.

« Que manque-t-il à la splendeur de cette reine des rues de notre capitale ? »
« Que manque-t-il à la splendeur de cette reine des rues de notre capitale ? », questionne Gogol, en 1835, à propos de la Perspective Nevski de Saint-Pétersbourg. Aujourd'hui, plus grand-chose sans doute. En ces temps extraordinaires d'ouverture russe qu’implique la Coupe du monde de football, la Perspective Nevsky a plus que jamais des allures d’Europe. Habituellement monochrome, on la découvre tableau aux milles couleurs : touristes et supporters venus des cinq continents déambulent, l'œil émerveillé. Chacun y va de son signe distinctif, de sa propre caricature, pour mieux susciter l'intérêt du local et exacerber ses propres valeurs nationales. Ici, une chapka. Plus loin, une baguette de pain. Là-bas, un immense sombrero. Derrière, un kimono. Le tout agrémenté de drapeaux distinctifs, au cas où il y aurait un doute sur l’appartenance nationale. Ça chante, ça crie, ça s'embrasse. Par à-coups, des « Rossiya ! Rossiya ! » jaillissent d'un groupe de supporters, aussitôt repris par tout le trottoir.


Cathédrale Saint-Sauveur-sur-le-Sang Versé, Saint-Pétersbourg, juin 2018 (Photo Lukas Aubin)

« Si on m'avait dit que la Russie ressemblait à ça, j'y aurais mis les pieds plus tôt ! », s'extasie un Belge, en anglais. « Vous êtes les bienvenus quand vous voulez », répond un jeune Russe, « nous aimons les étrangers ici ! » A quelques mètres de là, une jeune Pétersbourgeoise prend un selfie au côté d'un supporteur Sénégalais. « Je ne m'en étais pas rendu compte auparavant, mais c'est comme si jusqu'à présent il manquait de la couleur ici », lance-t-elle songeuse. Sur la Perspective Nevski, les journées se suivent et se ressemblent depuis bientôt un mois. C'est la fête des peuples. Et, chose rare en Russie, les policiers regardent cela d'un bon œil. Eux qui, quelques semaines plus tôt, n'hésitaient pas à jouer de la matraque à la moindre manifestation publique, ont reçu pour consigne de laisser le badaud s'amuser à sa guise le temps de l'événement sportif. Alors, dans les rues, l'alcool coule à flot du lever du soleil au coucher, autrement dit, sans interruption ou presque, en cette période de nuits quasi blanches.


Aux abords du stade de foot Krestovski de Saint-Pétersbourg, juin 2018 (Photo Lukas Aubin)

Pierre-le-Grand, les fonctionnaires et les fleuristes
Ah, la Perspective Nevski ! « Quelles fantasmagories s'y jouent ! Quels changements rapides s'y déroulent en l'espace d'une seule journée ! », écrit encore Gogol. Et c'est là toute sa spécificité. Outre sa beauté évidente et ses charmes architecturaux classiques d'inspiration italienne, la Venise du nord est comme un microcosme d'une certaine idée de la Russie d'hier et d'aujourd'hui. Et pour cause, avec plus de 5 millions d'habitants, Saint-Pétersbourg boue, mute et évolue de jour en jour. De jeunes hipsters à barbe et aux bras tatoués côtoient des vieillards soviétiques aux traits tirés et à la silhouette courbée. Les premiers chantent et dansent aux rythmes endiablés du groupe Leningrad, quand les seconds écoutent encore avec mélancolie Joe Dassin et Vladimir Vyssotski. La Perspective est grouillante, vivante. On eût dit un fleuve en crue se déversant d'artère en artère dans un flot de gens continu.


Dans le centre-ville de Saint-Pétersbourg, juin 2018 (Photo Lukas Aubin)

Il est huit heures, voilà les fonctionnaires. Ceux-là qui officient dans de grands bâtiments majestueux qui longent l'avenue. Ils sont nombreux, en costumes-cravates, et marchent d’un pas régulier. En sens inverse, de joyeux fêtards croisent leur chemin, venus des nuits sans fin du mois de juin.


Dans le métro de Saint-Pétersbourg, juin 2018 (Photo Lukas Aubin)

Dix heures sonnent, voici les premiers touristes. D’un pas rapide, ils affluent de la bouche de métro Admiralteyskaya. Celle-ci recrache à vitesse grand V les passagers de l’escalier mécanique qui viennent de gravir pas moins de 102 mètres. C'est la station la plus profonde de Russie, la deuxième du monde. A peine sont-ils remontés à la surface que voilà les nouveaux arrivants propulsés aux pieds du Cavalier de bronze, la statue équestre de Pierre-le-Grand, réalisée par Etienne Maurice Falconet en 1777. Imposants, le tsar et son cheval se dressent face à la Néva, défiant les Finnois du passé.


Statue de Pierre-le-Grand, Saint-Pétersbourg (Photo Lukas Aubin)

Pêcheur en bord du fleuve Néva, à Saint-Pétersbourg, juin 2018 (Photo Lukas Aubin)

Il est midi. Les marchands de fleurs s'activent, bien décidés à retenir l’attention de l’amoureux en (re)(con)quête. La tradition florale russe a gardé toute sa superbe, en témoignent ces fleuristes ouverts à toute heure et par tous les temps. « Les dames ! Oh ! Quant aux dames, la Perspective Nevski leur offre encore plus d'agréments ! », rapporte Nikolaï Gogol.

Artistes, chevaux, et Alexandre Nevski
Dos à la Néva, voilà qu'il faut remonter la Perspective Nevski. Quelques centaines de mètres et déjà le temps s'arrête. Deux cathédrales se font pratiquement faces. A droite, l'imposante Notre-Dame-de-Kazan et, à gauche, au loin, le Saint-Sauveur-sur-le-Sang-Versé tout de bulbes surmonté.


La cathédrale Notre-Dame de Kazan, à Saint-Pétersbourg, juin 2018 (Photo Lukas Aubin)

Il est quinze heures et les touristes se font happer par des artistes en tous genres qui rivalisent d’ingéniosité pour s'attirer un regard, récolter une petite pièce de monnaie. Les jongleurs jonglent. Les mimes miment. Les musiciens jouent. Quatre violonistes obsèdent la foule en reprenant le thème de la série Game of Thrones. Le succès est total. Plus loin, c’est le Pont Anitchkov, son granit rose et ses quatre chevaux de bronze. Ici, les amoureux prennent des selfies tandis qu’on les regarde.


Perspective Nevski, Saint-Pétersbourg, juin 2018 (Photo Lukas Aubin)

La journée s'étire et voilà qu'apparait l'Obélisque des héros de Leningrad. Jusqu'à présent l'avenue nous avait habitué aux ors des tsars, nous voilà face à la grandeur soviétique. Apparait le bout de la Perspective en même temps qu'une imposante statue d'Alexandre Nevski. L'ancien tsar n’obtint ce surnom qu’après sa victoire face aux Suédois lors de la bataille de la Néva. La Perspective Nevski, de Pierre-le-Grand à Alexandre Nevski : la boucle se referme.

Le clair obscur des nuits blanches
Et puis, il y a les nuits blanches. C’est alors que la magie opère et que l'avenue est insomniaque. Suspendu à la lisière de l'horizon, le soleil rougeoie et colore le ciel de couleurs flamboyantes. Les ponts se lèvent en un seul et même mouvement. Et tout ce spectacle n'en finit plus d'émerveiller. A ce tableau unique, il faut ajouter la touche des spectateurs. Ils sont partout et des plus bigarrés. Sur les toits, voilà les amoureux, les photographes, les sans-abri qui, le temps d'une nuit ou de quelques-unes, contemplent, immortalisent le paysage ou se reposent. Au bord du fleuve Néva, on retrouve les peintres et les touristes. A coups de pinceau, les premiers impressionnent les seconds qui ne savent pas qu'ils font parti du tableau. Et puis, il y a la jeunesse. Celle qui s’enivre comme un seul homme dans les bars, discothèques et autres immeubles communautaires. Et ça parle en -ismes à n'en plus finir : véganisme, paganisme, anti-spécisme, libéralisme, communisme, féminisme… Qu'importe l'emballage pourvu qu’il y ait du changement. Le coude entraîné par la bière IPA, on refait le monde.


Au bord de la Néva, Saint-Pétersbourg, juin 2018 (Photo Lukas Aubin)

Le shot de trop. Et ça danse, et ça chante. C’est le moment de rentrer : les traits sont tirés par la fatigue et gonflés par l'alcool, le soleil frappe le visage. Une masse informe constituée par la jeunesse péterbourgeoise vaque à ses occupations comme si de rien n'était. Pourquoi ne pas aller manger un hamburger dans le snack américain attenant, reprendre une bière, appeler un ami pour le rejoindre sur le pont aux Lions, s'allonger dans l'herbe, faire une petite sieste, reprendre une bière, observer la lune, descendre la Perspective Nevski, croiser le tout-venant des moins de trente ans qui chante à tue-tête, et puis reprendre une bière, échanger avec des supporters du monde entier, en russe, en français, en anglais, en espagnol. Dire bonjour à la plus belle des femmes russes, et la regarder s’amouracher d'un passant honnête à la peau brune. Rejoindre son appartement communautaire, prendre le petit-déjeuner, s'allonger, regarder l'heure.

Il est cinq heures. Il fait grand jour. Saint-Pétersbourg s'endort. « Et la cité nouvelle, écrivait Pouchkine, émerveillement et prodige du pays des nuits blanches, issue des forêts obscures, des profondeurs du marécage, s'élève dans toute sa pompe et sa magnificence ».  

Publicité