Société

Russie, la révolution sans bruit

Par CAROLINE GAUJARD-LARSON

Ce 23 février, la Russie a célébré les Défenseurs de la Patrie, autrement dit de l'armée russe. Il y a 100 ans, en février justement, se jouait cependant le premier épisode d'un soulèvement populaire qui allait aboutir à la révolution d'Octobre et à la prise de pouvoir par les bolcheviks. Entre cet événement historique majeur et la célébration des forces militaires, les Russes ont fait leur choix.


Photo d'illustration © Arnaud Finistre

Ce jour-là dans le métro, presque tout le monde agite son petit drapeau. Dans les rues de la capitale russe, la neige tombe à gros flocons de manière quasi ininterrompue, ce qui n’empêchera pas les diverses manifestations programmées de se tenir comme prévues. Il y aura un défilé, des concerts, des feux d'artifice et des projections sur écran géant. Toutes à la gloire de l'armée de Russie. Voilà longtemps, très longtemps à vrai dire, que le 23 février a été décrété Journée des Défenseurs de la Patrie, des soldats et par extension, de tous les hommes.

Est-ce une coïncidence si voilà 100 ans, en 1917, un certain 23 février (équivalent de notre 8 mars, selon le calendrier julien en vigueur à l’époque), s’est joué à Petrograd (actuelle Saint-Pétersbourg) le premier acte de la révolution d'Octobre, ce soulèvement populaire qui obligea le tsar Nicolas II à abdiquer ? Ce jour-là, des ouvrières d’un faubourg de la ville défilent pacifiquement. Des centaines de milliers d’ouvriers les rejoignent les jours suivants ; l’armée refuse de tirer sur la foule. En cinq jours seulement le tsarisme est balayé.

Est-ce un hasard si, à ce 23 février 1917, s’est substitué un 23 février 1918, jour de la naissance de l'Armée Rouge, comme le rappelle lui-même le parti Communiste de Russie sur son site Internet ? Une substitution qui ressemble quelque peu à un acte de diversion, et le pouvoir actuel se garde bien de renvoyer les citoyens à leur cours d’Histoire.

Pour beaucoup de Russes, notamment pour les plus jeunes, le 23 février n'est déjà même plus la Journée des Défenseurs de la Patrie qui est célébrée ce jour, mais la Journée des Hommes, tout simplement, une fête qui leur vaut cette année deux jours fériés et au final, un week-end appréciable de quatre jours. Une fête devenue par ailleurs relativement commerciale, comme son pendant féminin, la Journée de la Femme encore davantage fêtée en Russie le 8 mars (le vrai 23 février du calendrier grégorien).

Depuis la fin 2016, à Moscou et Saint-Pétersbourg principalement, quelques rares projets d’ordre souvent artistiques émergent çà et là, projets qui se rappellent que la chute du dernier tsar a 100 ans cette année et que tout ce qui va suivre son abdication aura changé en profondeur la face entière du pays. Officiellement, cela n’a pas l’air d’avoir grande importance. Ce 23 février, on souhaite une bonne fête aux hommes, le 8 mars, on offrira des fleurs aux femmes et en octobre ? En octobre,  depuis le milieu des années 1990, la Russie a décidé de remplacer la commémoration d’Octobre 1917 par une vague Journée de l’union nationale, non fériée.

Ce 23 février, l’occasion est néanmoins excellente pour exalter la force militaire ; pas d’hésitations, on mélange tout : au côté de reconstitutions de la bataille napoléonienne de Borodino, les armes de la Seconde guerre mondiale sont de sortie dans le grand parc moscovite « Pobeda », ou parc de la Victoire. Le tout au milieu d’une flopée de drapeaux. Mais pas un mot du 23 février 1917 qui fit basculer dans le sang le pays tout entier en route pour soixante-dix ans de communisme. Et pourquoi donc faudrait-il en reparler, répondent volontiers les Russes interrogés, pour qui la révolution sonne comme un traumatisme qu’il vaudrait parfois mieux oublier ? Et ce n'est pas Moscou qui les contredira.

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