Arts Visuels

Retour vers le cosmos

Par DARIA PRODAEVICH

À l'occasion des 55 ans du premier vol de l'Homme dans l'espace, le Musée d'art multimédia de Moscou (MAMM) propose une exposition intitulée « Le cosmos russe ». Bien plus qu'une ode à Gagarine.


La capsule du cosmonaute Iouri Gagarine lors du premier vol dans l'Espace en 1961 © MAMM

Le cosmos… ou l'un des plus anciens poncifs de l’Histoire de la pensée humaine. Déjà dans l'Antiquité, les philosophes réfléchissent à la construction de l’univers. Pour Platon, le cosmos égale un ordre mondial, une âme vivante et immortelle, qui s'oppose au chaos ; c'est une force qui détruit le néant. Inextricablement lié à l’univers, l'Homme obéit à ses lois. Deux mille ans plus tard, à l'ère du Positivisme, voilà que l’Homme qui se soumettait aux règles de l’univers va progressivement s'en affranchir et même, le défier. La posture du conquérant émerge. L'aspiration à la maîtrise du destin humain et à la domestication de l’espace accompagnent l’évolution de la pensée philosophique et artistique de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Finalement, au milieu du siècle dernier, la rencontre de l’Homme avec le cosmos est devenue réalité quand, le 12 avril 1961, le Soviétique Iouri Gagarine effectue le premier vol humain dans l'espace.

À l'occasion des 55 ans de cet événement, le Musée d'art multimédia de Moscou (MAMM) propose une exposition intitulée « Le cosmos russe ». Premier objet auquel le visiteur est confronté : la capsule spatiale de Gagarine, dans laquelle le cosmonaute aurait lancé le désormais célèbre « Poehali! » (Allons-y!), quelque secondes avant que la fusée ne soit lancée. Autour de ladite capsule, des vidéos et des photos replongent le visiteur dans le contexte de cet événement marquant. Qu'on ne se méprenne pas : l'exposition ne se réduit pas à la reconstitution du vol de Iouri Gagarine. Olga Sviblova, directrice du musée et commissaire de l'exposition, s'est attelée à une tâche bien plus complexe, à savoir la mise en regard du vol avec le courant philosophique du Cosmisme russe – emmené par Nikolaï Fedorov dès la fin du XIXème siècle –, mais aussi avec les progrès scientifiques du XXème siècle et enfin, avec la réflexion menée par les artistes russes d’avant-garde puis contemporains en la matière.


Vue de l'exposition © MAMM

Nikolaï Fedorov, disions-nous, dont les idées présentées dans l'exposition ont devancé et nourri les recherches scientifiques de ses contemporains, s'est vu affublé de nombreux surnoms. Tantôt appelé « l'ascète », tantôt le « Socrate moscovite », Fedorov s'est même parfois positionné comme le « deuxième Gagarine ». Un surnom lié au prestigieux aïeul caché de Fedorov – le prince Gagarine, mais qui entérine aussi un lien de parenté entre deux figures historiques : sans la pensée de Nikolaï Fedorov, omniprésente en Russie au début du siècle dernier, il y a fort à parier que le voyage cosmique de Iouri Gagarine n'aurait pas eu lieu.

Une pensée, le Cosmisme, s'appuie sur ce postulat de domination absolue de l'Homme sur la nature, son utilisation par l'Homme mais surtout, sa transfiguration. Pour Fedorov, l'esprit humain est non seulement en mesure d'explorer le cosmos, mais il peut remédier au chaos qui y règne et de là, transformer la nature, en venant compléter sa conception première. Une démarche conditionnée par cette autre démarche qui consiste à tendre vers une victoire sur la mort. Car d'après Fedorov, l'objectif vers lequel doit tendre la pensée humaine est bien la reconstitution universelle de la vie, la résurrection totale des ancêtres, de tous ces hommes qui ont un jour foulé la Terre. Ce n'est sans doute pas un hasard si le concepteur de fusée soviétique Sergueï Korolev, sous la direction duquel la première mise en orbite de satellite a été effectuée, a lu les travaux de Fedorov avec assiduité.

Quoique jamais énoncée clairement en marge de l'idéologie matérialiste nourrie sous l'URSS, la pensée de Fedorov n'a pourtant pas manqué d'influencer directement l'utopie soviétique dans les domaines de la culture et des sciences en ce début de XXème siècle. La momification du « grand maître » de la révolution russe en est sans doute l'une des conséquences. Pourquoi donc enterrer Lénine si, dans le futur, les progrès de la science sont susceptibles de le ramener à la vie? Construit dans les années 1920, le mausolée de Vladimir Ilitch est en effet motivé par cet espoir presque religieux que la résurrection de l'artisan de la révolution bolchévique reste possible. Ce lien entre le Cosmisme et la construction du mausolée est notamment incarné par l'artiste Iouri Avvakumov avec son œuvre intitulée Black Bone Mausoleum (« Mausolée en os noir »), en 2007 (l’auteur joue notamment sur la double signification du mot russe « kosti », qui peut vouloir dire « osselet » ou « ossemment »). Avvakumov propose ainsi une maquette du mausolée faite de dominos noirs et de strass de cristal Swarovski, invoquant immédiatement un cosmos clouté d'étoiles.


Iouri Avvakumov, Black Bone Mausoleum, 2007 (Photo DR)

À la suite de Nikolaï Fedorov, Konstantine Tsyolkovsky, père de l’astronautique théorique, élaborera l’idée de la métamorphose radiante des hommes, laquelle doit leur permettre d’atteindre l’immortalité et autres possibilités immenses pour enfin voyager dans l’espace. Tsyolkovsky croyait que l'Homme, dans le futur, serait amené à une phase appelée phase de l’énergie pure. À la suite des travaux du scientifique apparaît même un nouveau courant artistique en « –isme » : le Rayonnisme – un style d’art abstrait, qui s'incarne à Moscou au début du XXème siècle sous les pinceaux de Mikhail Larionov et Natalia Goncharova. Adeptes de cette nouvelle vision de l’Homme, les rayonnistes se donnent pour tâche la représentation de « l’essence profonde » des choses – autrement dit, la somme des rayons réfléchis de l’objet.

Les esquisses des projets de Tsyolkovski, que l'exposition du MAMM donne à voir, influencent également les travaux des constructivistes russes, comme Vladimir Tatlin, dont l’oeuvre « Letatlin », une maquette de machine volante (1929-1932), est décrite par son auteur comme « une forme qui répond à une forte demande de franchissement de l’espace par l’homme. » Les contemporains de Tsyolkovsky ne sont pas les seuls à réfléchir à sa théorie d'un avenir cosmique pour l’Homme. De nos jours, il n'y a qu'à se pencher sur l' « Album des voyages spatiaux » des artistes Ilya et Emilia Kabakov, figures emblématiques de l'art contemporain russe. Le couple imagine sa propre variante de cette mythologie cosmique avec une série d'œuvres intitulée Centre de l’énergie cosmique (2003).


Ilya et Emilia Kabakov, 2003 © MAMM

C'est baignés dans ce rêve spatial, teinté de romantisme et entretenu par les idéaux soviétiques, que grandissent plusieurs générations en URSS. Pendant plusieurs décennies, les fusées et autres engins cosmiques inondent les aires de jeux, stimulant l' aspiration-type de l'enfant soviétique d'alors : devenir cosmonaute. Un rêve immortalisé ici par le jeune photographe contemporain Ivan Mikhailov dans sa série des photos «Aires de jeux».


Ivan Mikhailov © MAMM

L'exposition du MAMM n'omet pas de rappeler combien cet univers onirique fut aussi nourri par le contexte idéologique de l'époque et cette euphorie générale déclenchée par le premier vol de l’Homme dans l’espace. Une « course à l’espace » ou compétition scientifique à laquelle se livrèrent les Etats-Unis et l’URSS durant la Guerre froide. Ici, le rêve soviétique cède progressivement la place à une certaine déception voire à une démystification. Démystification perceptible dans les œuvres des artistes russes contemporains tels que Pavel Pepperstein, Margo Trouchina ou « Sinie nosy ».


Pavel Pepperstein, Communist spared station "Jupiter", erected in the year 2737, 2009 (Photo DR)
 
Exposition « Le Cosmos russe », jusqu’au 11 septembre 2016.
Musée d'art multimédia de Moscou (MAMM),
Ulitsa Ostozhenka, 16
Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 12h à 21h,
Tarif plein : 500 RUB.

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