Arts Visuels

O. Tobreluts : « Curieux comme il l'était, de Vinci aurait utilisé Photoshop »

Par GUILLAUME HOUSSE

Du Néoacadémisme au style Renaissance en passant par Photoshop et une bonne dose d'humour : Olga Tobreluts s'est racontée à La Dame de Pique dans son fief de Pétersbourg.


Olga Tobreluts, Combat d'hommes nus. 2011, huile sur toile, 240x360 cm

La première fois que nous rencontrons Olga Tobreluts, c’est au premier étage du Musée de la Littérature, en marge de la biennale de Moscou. La petite salle est bondée, pourtant, elle y connait absolument tout le monde : des jeunes, des vieux, des excentriques, des rangés. « Il n’y a aucune drag queen, je suis désolée, lance-t-elle. Ce n’est pas une soirée très branchée ».

Impossible d’échanger plus de trois mots avec elle, mais l’occasion de découvrir une grande toile spécialement peinte pour l’exposition : le fruit d’une réflexion autour de Voyage de Pétersbourg à Moscou, le roman d’Alexandre Radichtchev, dans lequel ce dernier raconte sa traversée de Russie en train, avec son lot de découvertes autour du monde paysan et ses souffrances. Sur cette toile, Olga a peint le ciel, un beau ciel clair avec des nuages. Somme toute, ce qu’aurait vu Radichtchev s’il avait voyagé aujourd’hui, en avion.

La seconde rencontre a lieu un peu plus tard, dans son bel appartement de Saint-Pétersbourg, en famille, entre l’énorme chien endormi sur le tapis et le hamster de sa fille qui s’invite sur la table. L’occasion de voir les œuvres d’Olga ; c’est la première fois pour certaines d’entre elles quand d’autres sont souvent montrées dans des musées moscovites. Car Olga expose beaucoup et partout, à la London Tate Gallery en 1999, dans tous les grandes institutions russes, en Norvège, en Allemagne et bientôt en France. A l’initiative de l’Institut français de Russie et de la ville de Carcassonne, une rétrospective de ses photographies doit se tenir à Carcassonne, pensée par Arcady Ippolitov.


Olga Tobreluts, Légionnaires. 2006. Photo imprimée sur métal, 120x80 cm, Courtesy of Multimedia Art Museum, Moscow.

Les œuvres d’Olga Tobreluts ont du succès. Peut-être parce qu’elles ont l'air immédiatement accessibles, parce qu’elles sont belles. La peintre, dessinatrice, photographe, pionnière de l’art numérique aime à représenter des hommes-héros, des femmes puissantes, des créatures fantastiques sur fond de décors antiques rêvés ou devant des fonds monochromes. Elle aussi fait partie de ces artistes contemporains qui recherchent encore le Beau Idéal, tout comme Wim Delvoye dont nous parlions récemment. A cette différence près que l’artiste péterbourgeoise ne cherche pas, elle, à plaire à tout le monde et à pratiquer un langage universel. Au contraire, de temps à autre, Olga Tobreluts ne lésine pas sur la provocation.

« Dans les années 1990, se rappelle l’artiste, il était devenu tabou de représenter des corps d’hommes de manière fidèle, et surtout idéalisés, ça rappelait les Soviétiques, ou pire, les fascistes, les nazis. Je m’en suis toujours à peu près moqué et n’ai jamais arrêté de les représenter ainsi. Parfois, on m’a aussi dit que j’appartenais à la culture gay. Je me moque un peu de tout ça à vrai dire ! »

Aujourd’hui, cette recherche du Beau est augmentée d’une connotation inattendue, mais cette fois, revendiquée par la peintre très clairement. « Il y a des pensées, des croyances en expansion aujourd’hui, et qui ont un rapport tout à fait différent du nôtre à l’image, qui la condamnent et n’acceptent que le texte, explique-t-elle. C’est important pour nous, artistes européens, d’affirmer cette origine culturelle classique, cette puissance de la beauté, du corps, de la nudité. Notre civilisation repose aussi sur tout cela. »


Olga Tobreluts, Vols et chute. Issu d'un polyptyque en 4 parties. 2011, huile sur toile, D 106 cm.

Une posture qui rappelle le « N’est-il pas temps, pour nous Européens, de nous mettre à l’œuvre et de créer à nouveau ces traditions pour être enfin les enfants méritant de nos ancêtres ? », extrait du Manifeste de la Société Européenne de Préservation de l’Esthétique Classique de Timur Novikov.

Et finalement, jouer l’image contre le texte, c’est aussi pour l’artiste russe affirmer Saint-Pétersbourg plutôt que Moscou, plus précisément le Néo-académisme pétersbourgeois contre le Conceptualisme Moscovite. Le Néo-académisme dont elle fut l’une des chefs de file avec Timur Novikov et Egor Ostrov, réaffirmant l’esthétique et parfois les sujets de l’académisme, quelquefois en les détournant, voire en s’en amusant, mais sans dérision, et avec toujours beaucoup de respect. Un respect que l’on retrouve chez Olga Tobreluts, respect pour le métier, le savoir-faire. Et si l’artiste fait partie des précurseurs de l’art traité par informatique, elle n’en maîtrise pas moins les règles classiques de la composition et du dessin.

Une grande partie de l’œuvre d’Olga Tobreluts a des airs de peinture Renaissance. Certes ces travaux correspondent à une première période de sa carrière, période dont elle s’est éloignée depuis, mais ils n’en sont pas moins signifiants. Au delà du clin d’œil et du jeu, ils font comme une actualisation des recherches et des problématiques de la Renaissance. Via ordinateur, mais pas seulement, Olga Tobreluts continue de s’interroger sur les proportions parfaites, sur l’équilibre des compositions.

« Les artistes ont toujours été influencés par les grandes évolutions techniques, en les rejetant ou en s’en nourrissant, explique la peintre. Il est étonnant que si peu d’artistes semblent aujourd’hui s’intéresser aux possibilités de l’informatique. Je suis certaine que, curieux comme il l'était, Léonard de Vinci aurait utilisé Photoshop. Au nom de quel principe y aurait-il une honte à cela ? »

Dans l'association de tableaux célèbres comme le Saint-Sébastien de Desde d’Antonello da Messine à des logos Thierry Mugler ou Fendi ou dans la mise en scène de Kate Moss à la manière d’une madone, il ne faut pas voir de bête provocation mais plutôt l’idée toute simple que cette peinture peut être vivante aujourd’hui, actuelle, qu’elle peut perdurer. « Je ne veux pas croire à une rupture dans l’histoire de l’art, affirme Tobreluts. L’art contemporain peut être un prolongement de l’art classique. »


Olga Tobreluts, Apollon et Cyparisse. 2011, huile sur toile, D 98 cm, collection de V. Bondarenko.

Certes le sentiment qui nous vient devant l'une de ses toiles est différent de ce que provoque un tableau italien du XVIème siècle. Notamment parce qu’il y a, dans la théorie artistique de l’époque, la volonté de tendre vers la perfection, mais surtout, de ne jamais l’atteindre. Une imperfection subtile et essentielle pour cette peinture. L’homme ou la femme représentés sont presque physiquement devant nous tant leurs traits sont imités avec précision, en même temps que l’illusion n’est pas complète et ne doit surtout pas l’être. Quelque chose dans le coloris, dans le dessin, dans la touche imperceptiblement visible du pinceau fait que l’absence de celui qui est représenté reste insurmontable. Plus la frontière entre perfection et imperfection est ténue, plus celui qui regarde le tableau éprouve un manque, une frustration qui est d’approcher au maximum du sujet sans pour autant l’atteindre. Il éprouve, comme l’a joliment dit l’historien de l’art Daniel Arasse, « un désir de présence » troublant.

Dans la pensée humaniste, plus qu’un simple désir, cette absence est une promesse. Parce que le désir n’est ici encore pas parfaitement réalisé, cependant que l’on tend sans cesse vers lui, l’Homme est porteur de tous les possibles. L’homme libéré, l’homme rêvé par la Renaissance, par les premiers Médicis, par Marsile Ficin, est un homme d’autant plus parfait qu’il n’est pas encore accompli. Mais quand Olga Tobreluts peint ou compose ses tableaux, au XXIème siècle, la culture occidentale a fini d’accomplir cet homme libre, indépendant et triomphant de tout, y compris de cette même culture. Il est le début et la fin de son monde, de tout son univers. L’homme de l’individualisme n’est plus une promesse, il est réalisé. Intégré dans les compositions antiques d’Olga Tobreluts à partir de photos, de personnages réels, il est bel et bien présent, il n’y a plus rien à désirer, à attendre de mieux. Ces toiles sont également troublantes, mais le sentiment qu’elles provoquent est tout autre.

Depuis plusieurs années, le travail d’Olga Tobreluts a évolué : plus personnel, il explore des mythes fantastiques ou des images qui lui tiennent à cœur. L’artiste peint, à l’huile, dans une manière expressionniste, un chien furieux élancé à pleine vitesse. Elle en dessine un autre, plus petit, plus joueur, au crayon noir. Elle traite différentes visions des nuits de Walpurgis à partir du Faust de Goethe, un texte qui l’obsède. Sur le bureau d’Olga Tobreluts, face à elle, trône un sphinx, qui résume tout le reste. Mythe ancestral, incarnant la tentation, le vice en même temps que la sagesse, la compréhension de l’Homme, le sien de sphinx est parfaitement contemporain, transgenre, punk, bardé de cuir. Il repose au milieu des œuvres de toutes ses périodes, calme et érotique dans l’atmosphère familiale de la maison. Il est peu probable que l’artiste s’en sépare un jour.


Olga Tobreluts, chez elle, à Saint-Pétersbourg (photo Adrien Danière)

Publicité