Société

Nostalgiques de l'URSS : entre rêve de grandeur et stylisation

Par Jelena Prtoric

Cartes postales frappées de slogans communistes, affiches à la gloire de soldats soviétiques, jeux d’échecs à l’effigie de dirigeants russes et américains... Vous voilà sans doute au beau milieu du marché d’Ismaïlovo, à l'est de Moscou. Surtout destinées aux touristes, les reliques qui jonchent ses étals ne sont pas pour déplaire aux locaux : une expression parmi d'autres d’une nostalgie tenace de l'URSS. Roman Abramov, sociologue auprès de l’École des hautes études en sciences économiques et sociales de Moscou décrypte ce phénomène pour La Dame de Pique.

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La Dame de Pique : Si la majorité des Russes approuvent aujourd’hui l’annexion de la Crimée , serait-ce aussi parce qu’ils ressentent une certaine nostalgie de la période soviétique?  

Roman Abramov : Le slogan “La Crimée est à nous, ("Krim nash") traduit certainement une nostalgie du passé. Pourtant, la mythologie de la Crimée ancrée dans notre histoire collective est plus complexe, elle dépasse une simple nostalgie de l’URSS. Ses racines sont à chercher plutôt au XIXe siècle, dans la guerre de Crimée (ce conflit opposant les Russes aux Turcs et leurs alliés et qui s'acheva par la défaite russe, ndlr). Si l’on suit cette mythologie, la Crimée représentait la couronne de l’empire russe qui lui avait été injustement enlevée. Chacun comprend l’annexion de la Crimée à sa manière. Pour le Russe moyen, c’est un signe du retour à la force, un signe que la Russie retrouvera sa grandeur.

LDDP : Comment définir la nostalgie du communisme? Ce terme est-il d’ailleurs légitime, ou se trompe-t-on de phénomène?

R.A. : Selon moi, il faut distinguer une vraie nostalgie de l’âge d’or socialiste (présente dans les pays de l’ex- Yougoslavie) et une sorte du traumatisme post-impérialiste voire le regret de ne plus faire partie d’une grande force impériale. Si il y a des gens qui regrettent de ne plus vivre dans le grand pays qu’était la Russie impériale - et l’URSS plus tard - je ne qualifierais pas ce phénomène de “nostalgie du communisme”. Une tendance semblable est présente, à moindre échelle, en Grande-Bretagne, par rapport à ses colonies, ou en France par rapport à l'Algérie. Cependant, il y a une nostalgie du mode de vie socialiste, de l’organisation du quotidien, donc une aspiration à la stabilité, à la chaleur humaine, à une vie plus stable, plus simple. Soyons clairs, je ne prétends pas que ces images nostalgiques correspondent à la réalité. Pourtant, les gens ont aujourd’hui une perception différente du passé. Dans le cas de la nostalgie soviétique, on assiste à une “muséification” opérée par le peuple : le travail sur la mémoire ne passe pas par des historiens et des experts, mais par le peuple qui se récréé lui-même des souvenirs d’une époque passée. Par exemple, on peut se rappeler aujourd’hui de la pénurie de produits, en la présentant sous un angle marrant. En revanche, personne ne se marrait quand on souffrait de cette pénurie de nourriture.

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LDDP : Quand et comment ce phénomène a-t-il débuté selon vous?

R. A. : Dès la fin des années 90, on assiste peu à peu à une réintroduction de marques soviétiques sur le marché. Dans les années suivant la chute de l’URSS, avec l’ouverture du marché, les gens ne s'intéressaient pas du tout aux produits soviétiques : ils voulaient goûter à ce qui était nouveau, à tout ce qu’ils n’avaient pas en URSS. Or, aujourd’hui, les anciennes marques alimentaires soviétiques sont bien présentes sur le marché. Je n’ai commencé à m'intéresser à ce phénomène qu’en 2007 ou 2008, quand j’ai remarqué l’existence d’une nostalgie des années 60 ou 80 chez une partie de la blogosphère russe. En même temps, il est né, dans le milieu étudiant, un engouement pour tout ce qui est “vintage”, les accessoires, vêtements ou appareils photo de cette époque. Des tubes soviétiques repris par des groupes contemporains ou des émissions de télé consacrées à cette époque y jouaient également un rôle important.

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LLDP : Comment expliquer qu’une partie des jeunes s’enthousiasment pour un pays qu’ils n’ont pas connu?

R. A. : Chez les jeunes, il ne s’agit pas d’une nostalgie du pays ou de l’époque. Non, ils n’aimeraient pas se retrouver en URSS, passer des heures à faire la queue pour acheter des produits de base! Or, la nostalgie peut émerger aussi grâce à une fascination pour des produits et objets issus de cette période. Pour eux, la nostalgie s’opère via une culture matérielle qui ne ressemble pas forcément à 100 % à celle que les générations de leurs (grand)-parents ont pu connaître. Récemment, il y a eu plusieurs expositions consacrées au design soviétique à Moscou. C’est une expression visuelle très prisée par les jeunes branchés, lesdits hipsters. Or, dans une ville de province, vous ne trouverez pas cette nostalgie “stylisé”.

LDDP : Assiste-t-on dans la Russie d’aujourd’hui à la fabrication d’une version embellie du passé? Un sondage récent affirmait que les Russes perçoivent Staline comme un personnage historique “plutôt positif”.

R. A. : Tout à fait, il y a même eu un scandale médiatique au moment où, selon un sondage, Staline a été choisi comme le personnage le plus important du XX siècle. A mon avis, Staline n’est plus vu comme un personnage concret, mais plutôt un personnage figuré. Il s’agit d’une manipulation historique. Pour les nationalistes - mais pas que - il est devenu le symbole d’un pays fort, uni, en ordre, sans délinquance. En même temps, personne n’opterait pour un retour aux années Staline!

Photo Thibault Marchand

LDDP : Ce phénomène se renforcera-t-il ou perdra-t-il en puissance, d’après vous?

R. A. : Notre regard sur l’époque soviétique a beaucoup changé depuis les années 1990. On peut même parler d’une réhabilitation de tout ce qui est soviétique. Aujourd’hui, il y a d’un côté une volonté d’en discuter, une nécessité d’adapter nos manuels scolaires, notre langage pour décrire le passé. Une partie de l’intelligentsia lutte pour reconnaître les crimes du régime soviétique, pour les exposer, en parler, car le travail sur le passé n’est pas encore terminé. D’un autre côté, on assiste à une nostalgie simpliste. Surtout chez des jeunes qui, ne connaissant pas bien cette partie de notre histoire, ne la comprennent pas. Cependant, étant donné les événements récents en Ukraine et la crise en Russie, je ne pense pas que la nostalgie soit la préoccupation principale de Russes dans les mois qui viennent.

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