Société

Niidar ou la résidence de La Dame de Pique

Par Masha Volkova

Où se trouve la rédaction de La Dame de Pique ? Dans quel environnement naissent ses articles ? La Dame de Pique a décidé de raconter l’histoire de Niidar, un lieu qui fête cette année son 100ème anniversaire.


Depuis les toits de Niidar (Photo Kseniya Yablonsakaya)

À deux pas de l’une des bouches du métro Preobrazhenskaya Ploshchad, à Moscou, se trouve une ancienne usine, à la fois discrète et imposante : l’exemple type de ce qu’il advient de nos jours aux bâtiments industriels moscovites ; ils se transforment en usines d’art.

Pour comprendre les origines de Niidar, où la rédaction de La Dame de Pique a posé ses ordinateurs en 2015, il faut remonter à l’époque de la Première Guerre mondiale. C’est dans ce lieu, en 1916, que sont créés les ateliers de réparation de véhicules de guerre, transformés plus tard en usine de constructions mécaniques. Une usine qui fonctionne ainsi jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En 1941, compte tenu de la menace que fait peser l’occupation de Moscou par les Allemands, les ouvriers de l’usine sont évacués à Sverdlovsk (actuelle ville d’Ekaterinbourg, Oural) avec tous ses équipements. A la fin des années 1940, après de grands travaux de réaménagement et un rééquipement complet nait un nouveau Niidar : celui qui produit des radars et s’occupera de technique radio-électrique plus de sept décennies durant.

Ce n’est qu’en 2013 que les autorités de Moscou décident de fermer l’usine, qui n’est plus rentable, pour ériger à la place de nouveaux logements. Nous sommes en 2016 et le projet n’a toujours pas vu le jour. Aujourd’hui, Niidar loue les hangars et les ateliers disponibles à des entrepreneurs individuels – qu’ils soient journalistes, vidéastes, architectes, designers, peintres ou musiciens.

Qui sont les voisins de La Dame de Pique ?

Dans les couloirs de Niidar, la plupart des portes sont identiques, à ceci près qu’elles portent des inscriptions différentes. Derrière une porte des plus banales, flanquée d’un logo où l’on peut lire « LATITUDE », c’est un fatras de planches, de bruit et de poussière dans lequel sont affairés de jeunes gens qui portent masques et uniformes.

C’est là que travaille Stepan Nikitine, jeune homme longiligne et souriant. Dans son petit bureau qui jouxte l’atelier : peu de meubles mais plutôt, des lampes, des livres, des ordinateurs. Dans la même pièce, quelques collaborateurs sont plongés dans leur travail, qui ne daignent pas détourner la tête quand on entre.


Dans l'atelier de LATITUTE (Photo Kseniya Yablonskaya)

Ici, c’est LATITUDE, un bureau d’architecture et de design qui a déjà remporté de beaux succès en Russie et regarde maintenant vers l’international. « Avec notre marque, on s’occupe surtout de la production de meubles et de lampes », commente Stepan, designer et fondateur de LATITUDE qui a son propre atelier à Niidar depuis mars 2015 : « quand on a emménagé ici, dit-il, il n’y avait presque personne, on était parmi les premiers ».

Lorsque l’on demande à Stepan ce qui le distingue de ses concurrents : « une nouvelle approche en matière de production des objets design et une qualité supérieure, par exemple nos lampes – Stepan désigne alors cinq modèles en marbre et cinq autres en béton. Leur forme élégante et fine est le fait de nos designers associés à des joailliers professionnels », précise-t-il.

Même chose avec les étagères modulables : « vous pouvez jouer avec les modules, composer votre prénom, le logo de votre société, les utiliser pour votre bibliothèque ou pour la décoration de votre showroom, continue Stepan. Notre credo, c’est de créer des objets à la fois fonctionnels et confortables pour l'utilisateur. »


Dans l'atelier de LATITUDE (Photo Kseniya Yablonskaya)

Un peu plus loin, au même étage, une jeune femme habillée à la dernière mode vient à notre rencontre dans le couloir, un chihuahua sous le bras. Yaroslavna Osmomysl est galeriste et a initié à Niidar une véritable communauté de peintres et de sculpteurs contemporains.

Dans son showroom, ce sont d’immenses sculptures de papier, des affiches, des vélos, des costumes, des bouteilles. Tout comme Stepan, Yaroslavna a commencé à louer son atelier en mars 2015. C’est à ce moment que lui est venue l’idée de créer à Niidar une sorte de galerie d’art contemporain. Ici, elle a rencontré de nouveaux amis et collaborateurs comme Anna Kozyakova, jeune artiste et historienne d’art jusqu’ici Londonienne : c’est à l’Institut des Arts de Sotheby’s que cette dernière a effectué ses études.

« Un jour, j’ai vu les travaux d’Anna sur Internet », confie Yaroslavna. Je l’ai contactée et lui ai proposé de faire un truc ensemble. On s’est dit que les gens en avaient marre des tableaux ; c’est comme ça qu’on a lancé la production de foulards imprimés d’après les dessins d’Anya. »


Yaroslavna Osmomysl est galeriste à Niidar (Photo Kseniya Yablonskaya)

Le projet de la jeune galeriste a réussi : chaque semaine, dans son atelier, se tiennent des événements des plus appréciés : expositions, workshops, performances. Parmi les participants figurent les noms de jeunes artistes renommés, en Russie mais pas seulement.

Niidar, nouveau cluster artistique moscovite ?

Le terme de cluster artistique, proposé et mis à jour par Simon Evans, curateur du projet Creatives Cities sous l’égide de l’UNESCO, renvoie à « une communauté d’entrepreneurs créatifs qui interagissent et collaborent sur le même territoire. » Un concept qui s’applique à merveille sur les terres d’une ancienne usine laissé à l’abandon. Sans compter que la proximité des uns et des autres favorise le partage d’expériences, le partage des idées, la rencontre de nouveaux collaborateurs, amis, partenaires.

À noter que les éléments architecturaux du lieu jouent ici un rôle non négligeable : la hauteur des plafonds, la brique, le métal et le bois participent de cette ambiance si particulière qui appelle la création. Les clusters artistiques moscovites, surgis dans les années 2000, sont là pour le rappeler avec, pour citer les plus connus, Winzavod, Octobre rouge, Flacon ou encore ArtPlay.


Bâtiment à l'est de Niidar (Photo Kseniya Yablonskaya)

Des clusters artistiques qui ne sont pas sans exercer une influence bénéfique sur la ville. Tandis que dans les années 1990, les espaces industriels occupaient 25% du territoire moscovite, la nécessité de raser les usines devenues non rentables a aussi fait naître de nouvelles idées. Certes, les autorités ont d’abord pensé à des chantiers destinés à revitaliser ces quartiers, en évoquant la construction de bâtiments à usage public, notamment des écoles, des hôtels, des magasins ou encore des piscines...

Au final, des friches industrielles se sont transformées en de véritables berceaux pour les artistes quand d’autres ont fini par abriter les bureaux de grandes sociétés internationales (comme pour le centre d’affaires Danilovskaya Manufaktura) et parfois même des établissements d’enseignement supérieur (comme pour l’institut Strelka, installé sur le territoire de l’ex-confiserie Krasny Oktyabr’). La crise est passée par là : il a fallu inventer autre chose.


Photo Kseniya Yablonskaya

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