Société

Made in Russie : trois siècles de "Raketa"

Par CAROLINE GAUJARD-LARSON

La plus ancienne usine de Russie - près de 300 ans d'existence - fabrique des montres : les "Raketa". La Dame de Pique a visité l'usine pétersbourgeoise qui les produit. Découverte en images de cette institution russe aujourd'hui dirigée par le designer français Jacques von Polier.

À une petite heure de trajet du centre de l'ancienne capitale impériale, Petrodvorets (débaptisée Peterhof depuis 1944) est un passage obligé de tout séjour touristique pétersbourgeois. Là se découvrent la myriade de palais, de fontaines et de parcs qui font souvent dire que Petrodvorets est à Saint-Pétersbourg ce que Versailles est à Paris. C’est donc à Petrodvorets qu’un bus ou un taxi sauvage vous mènera peut-être, si en plus du palais de Peterhof, la curiosité vous prend de visiter la plus ancienne usine de Russie.

On y accède au niveau du 60 boulevard de Saint-Pétersbourg, après avoir contourné un complexe moderne de bureaux. Une fois dans la cour peu reluisante de l'usine aux murs de brique rouge, il vous faudra trouver la bonne porte. Celle qui mène à l’usine Raketa, fondée par le tsar Pierre-le-Grand en 1721, fondation qui suit de près celle de Saint-Pétersbourg elle-même.



Photo Kseniya Yablonskaya pour La Dame de Pique

À l’époque de sa création, l’usine produit des pierres précieuses et semi-précieuses afin de décorer les palais alentour. C’est un peu plus tard, dans les années 1930, que la même usine se spécialise dans la production technique de mouvements horlogers sous la marque Zvezda ("étoile"). Le système complexe est utilisé pour l’assemblage de montres mais aussi pour la construction aéronautique, par exemple. L’usine de Petrodvorets est aujourd’hui encore l’une des très rares manufactures de montres dans le monde à produire son propre mécanisme de A à Z (même chez les horlogers suisses, c’est devenu très rare, lesquels s'approvisionnent à plus de 90% chez le groupe Swatch).

1945 : c’est la fin de la Seconde Guerre mondiale, aussi appelée par les Soviétiques « Grande Guerre patriotique ». Le Kremlin décide que l’URSS aura sa propre marque de montres et elle s’appellera Pobeda, qui signifie « victoire », victoire sur l'Allemagne nazie. Pendant près de vingt ans, ces montres seront les plus populaires du pays. « Tout le monde les portait, tout le monde en offrait », assure la jeune Anastasia qui fait la visite de l’usine ce jour-là. Déjà, comme c’est toujours le cas aujourd’hui, les cadrans des montres Pobeda se distinguent par la couleur rouge de leur numéro 12.


Le cosmonaute Youri Gagarine a inspiré le nom de la marque de montres Raketa ("fusée"). Photo Kseniya Yablonskaya

L’année 1961 offre une autre occasion de renouveler les collections : « Youri Gagarine va dans l’espace », rappelle Anastasia. Le cosmonaute porte une Pobeda au poignet, dit-on « Pour célébrer l’événement, on a fondé la marque Raketa (qui signifie « fusée », ndlr). C’est ainsi que toute l’usine a été rebaptisée. » Ce n’est pas seulement le nom de l’usine qui change : bientôt, un nouveau mouvement horloger spécialement dédié aux montres Raketa est conçu dans les ateliers de Petrodvorets. Des ateliers où des générations entières de mêmes familles se succèdent : « mon grand-père a travaillé ici pendant cinquante ans, ma grand-mère aussi, et puis mon père », précise Anastasia, qui elle a rejoint Raketa juste après ses études voilà trois ans.

Dans les années 1960 à 1980, 7 000 ouvriers et ingénieurs sont ainsi à l’ouvrage dans les ateliers qui, à l’époque, sont hébergés par l’ensemble des bâtiments du complexe industriel. Chaque année, ce sont 5 millions de montres qui sont commercialisées dans toute l’Union soviétique. Des montres sont produites aussi bien pour l’armée, la marine, les expéditions polaires et les civils. Des chiffres qui font de Raketa l’une des plus importantes usines d’URSS.





À Petrodvorets, l'usine Raketa est toujours hébergée dans l'un des bâtiments d'origine (Photo Kseniya Yablonskaya)

Vient 1991 et « la privatisation, la chute de l’URSS, la pénurie d’argent pour rémunérer les employés de l’usine » : laquelle usine devrait en toute logique mettre la clé sous la porte. C’est sans compter sur la ténacité des salariés. Il faut dire que le lien qui les attache à l’entreprise de génération en génération est essentiel. Au final, « les plus fidèles employés ont continué à travailler malgré les difficultés et l’on a réussi à conserver au moins un bâtiment (le bâtiment actuel, ndlr) », précise Anastasia. Ainsi Raketa continue à produire, principalement pour le compte du gouvernement ou ce genre de clients, et parvient à survivre.




À Petrodvorets, l'usine Raketa est toujours hébergée dans l'un des bâtiments d'origine (Photo Kseniya Yablonskaya)
 

Et puis, « en 2009, Jacques est venu. » Jacques, c’est Jacques von Polier. À l’époque, le designer français recherche une marque russe, susceptible de s’exporter. « Quand il est tombé sur Raketa, il a été très impressionné, poursuit Anastasia. Il a investi tout ce qu’il avait, son argent, son énergie, et il a racheté l’usine (avec son associé David Henderson-Stewart, ndlr). » Six ans plus tard, Raketa connaît un nouvel essor : « nous nous développons rapidement. Chaque mois ou presque, nous lançons un nouveau modèle de montre. » Parallèlement, la marque Pobeda qui avait été abandonnée dans les années 1960 a été relancée l’année dernière. Aujourd’hui, de 30 employés dans les années 1990, l’usine est repassée à près de 100 employés. Outre l’usine historique de Petrodvorets, Raketa a son bureau moscovite où officient ses designers, bureau qui héberge également un show-room. Et pour voir un mécanisme made in Raketa plus grand que nature, c’est au magasin de jouets géant Destki Mir, place Lubyanka à Moscou, que ça se passe. Dans le hall central de l’enseigne a été installé, l'année dernière, le plus gros mécanisme de montre au monde.


Jacques von Polier, directeur de Raketa, chez lui rue Petrovka à Moscou (Photo Kseniya Yablonskaya)

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