Société

Lukas Aubin : « Le sport permet de comprendre la Russie de Poutine »

Par CAROLINE GAUJARD-LARSON

Docteur en Etudes slaves contemporaines et spécialiste de la Russie et du sport, Lukas Aubin a parcouru l'immense Russie pendant cinq ans pour mener ses recherches. Aujourd'hui, il publie une géopolitique du sport russe aux éditions Bréal, intitulée La Sportokratura sous Vladimir Poutine. Entretien avec un passionné de la Russie, du sport et des voyages.

LDDP : Vous venez de publier une géopolitique du sport russe, après avoir mené des recherches considérables ces dernières années et avoir sillonné une bonne partie de la Fédération de Russie. Comment vous est-venue l'idée d'explorer la société russe par le prisme du sport ?

Lukas Aubin : « Je mène des recherches depuis 2014 sur le sujet. À l’époque, j’étais étudiant en deuxième année de Master à l'Institut français de géopolitique (Paris 8) et je vivais à Moscou pour un semestre. Coup de chance : c’était pendant la tenue des JO d’hiver 2014 de Sotchi. J’ai été frappé par l’effervescence et j’ai décidé de me rendre là-bas, sur les bords de la mer Noire, deux mois après la tenue de l’événement. Un peu par curiosité, il me fallait voir la fameuse ville dont tout le monde parlait. En arrivant, j'ai été très frappé de découvrir une ville fantôme alors que quelques semaines auparavant, les journalistes du monde entier s’y pressaient. Le site olympique était complètement vide, hormis deux gardiens qui n'avaient pas grand-chose à garder... Je me suis alors demandé : les autorités russes auraient-elles dépensé 50 milliards d'euros pour organiser un événement de deux semaines sans aucune suite ? J'ai eu envie ensuite de comprendre ce système politico-économico-sportif russe. C'est à ce moment précis que mon enquête a commencé, cinq années de thèse ont suivi. Le paradoxe de cette intuition de départ, c’est qu’elle s’est avérée fausse ! En réalité, je l’ai découvert plus tard, Sotchi est aujourd’hui une ville sportive où les infrastructures ultra-modernes sont régulièrement utilisées par la population et les athlètes de haut-niveau. C’est toujours agréable pour un chercheur de se tromper : ça montre qu’il fait le job. Pourquoi ce sujet ? J'aime les voyages, j'aime la Russie, j'aime le sport : j'ai eu l'idée de réunir les trois. Finalement, c'est très ludique pour moi, et ça l'est aussi pour les lecteurs, je l'espère ! En réalité, le sport est un prisme original pour comprendre la géopolitique de la Russie de Vladimir Poutine.


A l'exposition "Superputin", au Musée d'art ultra-moderne de Moscou, décembre 2017. Photo Lukas Aubin

Pourquoi la Russie vous fascine-t-elle tant ?

Ce qui me fascine le plus, c'est la taille et la diversité du pays : une diversité à la fois linguistique, culturelle, religieuse, ethnique extrêmement dense ! D'une région à l'autre, les langues, les paysages, les climats varient. Pour un jeune voyageur, la Russie est un terrain de jeu infini...

Quelle relation les Russes entretiennent-ils avec le sport justement ? S'agit-il là d'une exception nationale ? De quel pays la Russie se rapproche-t-elle le plus à cet égard ?

Il y a beaucoup de spécificités russes qui viennent de l'époque soviétique. En 1917, Vladimir Lénine décide de repenser le sport car les compétitions occidentales sont jugées bourgeoises : le but de ces compétitions est d'écraser l'adversaire. On est à l'opposé de l'idéologie communiste. Ainsi, dans les années 1920, le camp des hygiénistes gagne la bataille idéologique en URSS. Le but est alors de bien travailler et de produire des efforts physiques pour répondre à l'utopie de l'époque. Plus tard, Staline prend le pouvoir et opère un virage à 180 degrés en intégrant l’URSS aux grandes institutions sportives et compétitions internationales. Il ambitionne alors de prouver la supériorité de l'Union soviétique sur le monde capitaliste par l’intermédiaire du sport. La guerre froide devient sportive. Rétrospectivement, si l'URSS a perdu la bataille idéologique face aux États-Unis, elle a gagné la guerre froide du sport en remportant la majorité des JO d’hiver et d’été auxquels elle a participé, entre 1952 et 1991.

En fait, au moment où Vladimir Poutine arrive au pouvoir, il est l’héritier de ce siècle de sport basé sur l'hygiénisme et cet état d'esprit de la victoire à tout prix. Cela constitue un creuset assez unique. Là où les Français et les Américains sont plus libéraux, font intervenir de nombreux acteurs étrangers (sponsors, privatisation, etc.) et ne disposent pas d’une politique sportive centralisée, la Russie reste dans un schéma sportif étatique et très patriotique. Rappelons que « le sport est une caractéristique spirituelle de l'homme russe », comme l'a dit Dmitry Medvedev, alors au pouvoir. On a ici une gestion avec un style très vertical, qui va du haut vers le bas, ce que j'appelle la sportokratura. Ce néologisme constitué des mots sport, kratos (force, pouvoir en grec ancien) et nomenklatura désigne le système politico-économico-sportif russe poutinien qui mobilise les grands acteurs politiques, économiques et sportifs du pays, à savoir le gouvernement, les oligarques et les athlètes. La grande affaire de dopage en Russie n'est d'ailleurs ici pas anodine. Quand Lance Armstrong se dope, il ne le fait pas sous la pression de l'État américain, là où en Russie, des pressions gouvernementales sont visibles.

Avez-vous observé des disparités en la matière en fonction des régions visitées ? Qu'en est-il à Saint-Pétersbourg (nord-ouest), Irkoutsk (Sibérie orientale) ou Volgograd (Volga)?

Tout à fait. C'est très intéressant et l'on peut dire qu'il existe une monotonie dans la diversité. Si les infrastructures soviétiques et post-soviétiques sont sensiblement les mêmes dans toute la Russie, on observe une pluralité des pratiques sportives en fonction des lieux. Par exemple, on pratique beaucoup le football du côté du Caucase, à Rostov, Volgograd, Krasnodar, toute cette région sud-ouest est très footballistique. Si l'on remonte vers le nord-ouest, à Saint-Pétersbourg ou plus à l'est vers la Sibérie, les sports pratiqués sont majoritairement les sports de glace du type patinage, hockey sur glace... On a donc des disparités en fonction des climats et des cultures. La Fédération compte 22 républiques pour 88 sujets fédéraux. Ces républiques ont chacune une législation propre et un héritage sportif spécifique. En Mordovie, le sport national est par exemple la course à pied, alors qu'au Tatarstan, c'est la lutte kourach. Chaque république dispose ainsi de ses propres sports ancestraux. Reste que la Russie n'est pas une exception totale, les sports les plus populaires étant le foot et le hockey sur glace, ce qui n'a rien d'exceptionnel.

Ces dernières années, les scandales liés au dopage ont terni l'éclat du drapeau russe, jusqu'à obliger les athlètes à défiler sous la bannière neutre. Comment est ressentie la sanction par la population ?

Il y a eu plusieurs temps. De 2014 à 2016, quand l’affaire de dopage a commencé, la population et le gouvernement ont, semble-t-il, fait bloc contre les institutions internationales, l'Agence mondiale antidopage (AMA) et le Tribunal arbitral du sport (TAS). Ces institutions ont été jugées anti-russes et pro-occidentales. Le discours a été assez constant : il s'agissait de dire « tout le monde se dope, il n’y a pas forcément que la Russie », donc la perception des sanctions a été que ces sanctions étaient russophobes. Puis à mesure que l'affaire grandissait et que les preuves s'accumulaient, une partie de la population a commencé à se détourner du pouvoir russe. Les gens ont commencé à comprendre que la sportokratura n'était pas en phase avec les exigences des compétitions internationales et ne répondait plus au mythe hygiéniste prôné par Poutine. Il y a donc eu une évolution de la perception d’une partie des Russes sur ce sujet. Qui plus est, la Russie a été exclue le 17 décembre 2020 des grandes compétitions mondiales, et ce pour deux ans. Cela fait comme une sorte de conclusion à cette grande affaire de dopage russe. Toute une génération d'athlètes russes est ainsi passée à côté de sa carrière et ces derniers sont de plus en plus nombreux à appeler le système russe à se moderniser. Ils n'hésitent pas à demander le départ des vieux dinosaures soviétiques aux méthodes jugés archaïques pour laisser place à des responsables plus jeunes et plus en phase avec les réalités du sport mondial.


A Volgograd, sur la colline de Mamaïev, dans le complexe à la mémoire des héros de la Bataille de Stalingrad pendant la Seconde Guerre mondiale (Photo Lukas Aubin)

Vous avez visité et photographié toutes les villes du Mondial de foot en Russie, du moins toutes celles qui ont accueilli des matchs de la compétition et vous étiez sur place pour suivre l'événement en 2018. Quel souvenir en gardez-vous ?

Cela restera un moment exceptionnel, en particulier le soir de la victoire de l'équipe nationale russe contre l'Espagne. Je me trouvais alors dans un bar à Ekaterinbourg (Oural). Au début du match, personne n'y croyait vraiment et peu de monde suivait la rencontre avec attention. Plus le temps passait plus la tension montait, et l'effervescence naissait alors que l'Espagne paraissait imbattable au départ. La Russie a finalement gagné et s'en est suivie une nuit de fête et d'ivresse ! Tout à coup, les gens sont sortis dans la rue et les drapeaux avec, les drapeaux de l'époque tsariste, soviétique et de la Russie contemporaine mais aussi les drapeaux des régions et des villes russes... Je me souviens alors d’un vieil homme qui m'a dit : « On n'a pas connu pareille fête depuis la chute de l'URSS ». C'était assez symptomatique du moment. Globalement, pendant toute la compétition, j'ai découvert un pays beaucoup plus ouvert et libre qu'à l’accoutumée, comme une parenthèse enchantée, très vite refermée par le pouvoir.

Avez-vous observé des changements dans le pays après la tenue de cet événement particulièrement réussi ?

Le lendemain de la compétition, tout cela était terminé. En pleine compétition, le pouvoir russe a annoncé vouloir repousser l'âge légal de la retraite. Cette réforme a provoqué des manifestations qui ont été durement réprimées par les autorités durant les semaines qui ont suivies la finale. Néanmoins, ce moment de la Coupe du Monde de foot en Russie pourrait bien être fondateur pour la jeunesse russe qui a expérimenté un moment de liberté unique dans son histoire. »

AGENDA : CONFÉRENCE-EXPOSITION DE LUKAS AUBIN, VENDREDI 2 JUILLET 2021, À 19 H, À VILLEDIEU-LES-POÊLES (50)

De Saint-Pétersbourg à Ekaterinbourg en passant par Grozny ou Volgograd, le chercheur et journaliste-photographe ramène bon nombre de pépites dans ses bagages, dont un récit de voyage qu'il se propose de partager avec nous ce 2 juillet dans les locaux de Cancan Studio (Normandie). Son intervention sera suivie à 20h30 du vernissage d'une exposition photo, composée de 12 clichés tirés de ce voyage passionnant et ramenés par cet auteur-voyageur normand.

Entrée libre sur inscription à l'adresse : contact@cancan.studio
 


Lukas Aubin

Publicité