Arts Visuels

Gueorgui Pinkhassov fige le mystère du monde

Par DARIA PRODAEVICH

La Dame de Pique était à Ouglitch pour le festival Fotoparad 2016. Deux maîtres russes de la photographie se sont confiés à nous à cette occasion. Le premier des deux s'appelle Gueorgui Pinkhassov.

Photographe de la mythique agence Magnum et lauréat de nombreuses récompenses internationales, son style unique survole depuis quelques décennies le monde de la photographie. Au festival international de la photographie dont la 10ème édition s'est tenue à Ouglitch (région de Iaroslavl) en août dernier, Gueorgui Pinkhassov a répondu aux questions de La Dame de Pique.


Gueorgui Pinkhassov à Ouglitch, en août 2016, lors du festival Fotoparad (Photo Olivier Marchesi)

La Dame de Pique : Comment êtes-vous venu à la photographie?
Gueorgui Pinkhassov : « Lorsque j’étais enfant, à l'école, le délégué de la classe 7b (j’étais en 7a) arrive dans notre salle et lance : « notre classe part en excursion, est-ce qu’il y a un photographe parmi vous ? » Notre enseignante nous demande à son tour : « qui sait faire des photos ? » C'est alors que ce garçon, Shchzebakov, c'était son nom, je m'en souviendrai toujours, dit :  « J'ai un appareil photo et je sais comment prendre des photos ». Aussitôt, notre professeur lui répond : « prends ton cartable, tu peux y aller ». J'ai ressenti une jalousie noire, je me suis dit : ce camarade, il a de la veine. Tout à coup j'ai compris qu'il n'y avait pas plus libre qu'un photographe. Même lorsque vous vous trouvez sur la place Rouge, que vous êtes Staline à la tribune, vous n'êtes pas libre, tout comme les autres participants, tous sauf le photographe. Le photographe, il se déplace comme il veut, où il veut, il a une chance rare, de voir beaucoup plus de choses que les autres. Pour trouver le bon cadre, il doit repérer plein d'endroits, les bons points de vue, les objets qui l'intéressent. Et dans ce contexte, il est très important de noter que la force motrice du photographe, c'est sa curiosité, sa passion pour l'apprentissage. C'est pourquoi sa liberté lui est indispensable. Qui a besoin d'une telle liberté? Celui qui a cette passion, celui qui veut découvrir le monde le plus possible. Quelqu'un qui tend vers l'extérieur.

LDDP : A votre avis, quelle impression la photo doit-elle produire sur le spectateur?
GP : Vous savez, je suis d'avis que la photographie ne soit pas être trop évidente, je veux qu'elle fasse réfléchir les gens. La photo doit être énigmatique, en même temps qu'elle doit contenir la solution. Il n'y a pas plus tragique qu'un observateur qui ne peut saisir l'image. Il faut lui faire éprouver cette tension de l’apprentissage, du mystère, du déchiffrage. Pourquoi ce mot, "énigmatique" ? Parce que la photo doit contenir la clé d'une énigme.

LDDP : Quels sont vos maîtres en photographie ?
GP : Pour moi, celui qui a intégré les règles fondamentales que ce soit pour le cinéma, la musique ou même la littérature – c'est Tarkovsky, notamment dans ses films Le Miroir et Solaris. Et je suis très sensible à son influence. Il y a dans son travail quelque chose de mélancolique, de triste et je pense que c’est le propre de l’art. Vous vous souvenez de la fameuse gravure Melancolia de Dürer ? La mélancolie, c’est la muse, la mécène des arts, ça me parle beaucoup et ça, ça vient de Tarkovsky. Il a intégré cela, il a réussi à réunir Bach, Leonardo et Vermeer… Un peu comme chez Pouchkine, « triste et facile », « la tristesse est claire »… Ce type de lumière, cette légère tristesse, cette méditation, cette poésie... Une personne plongée dans ses pensées.


Gueorgui Pinkhassov, en août 2016, lors du festival Fotoparad (Photo Pascal Dumont)

 

En fait, l'homme est pétri d'émotions : du fou rire à la tristesse en passant par le drame. Ici, il n'y a pas vraiment de drame, mais le drame – c’est l'une des Muses , qui synthétise l'éthique et l'esthétique . En ce qui concerne la littérature, Nabokov m’a toujours beaucoup parlé, j'aime le style énigmatique de ses phrases. Le photographe fige la mystique, le mystère du monde extérieur. Et puis en ce qui concerne la perception du monde, à cause de ce sentiment de liberté, je me sens proche du photographe Cartier Bresson. Bien que mon style diffère un peu du sien, j’aime son concept de « moment décisif ». Chez Cartier Bresson, il y a cette sorte de liberté, la liberté qui relève du hasard. C'est comme ça que j'envisage le moment décisif. Ses photographies sont aléatoires, et donc il est nécessaire de libérer l'objet, l'appareil photo et l'image d'une quelconque obligation. Il faut donner à la photo la possibilité de se développer, de réagir. Ne pas tout contrôler. Auparavant, on a essayé de tout contrôler, de rendre la réalité irréelle, on a voulu que la photo illustre une certaine vision de la réalité. Cartier Bresson, lui, saisit simplement la réalité sous des formes et à des moments différents. Et au bout de mille photos, il en choisit une seule : la meilleure.

LDDP : Sur quels projets travaillez-vous en ce moment ?
GP : Je suis sans doute le seul photographe de chez Magnum à ne pas avoir de projets. Je photographie ce que je vois, mais de là à dire, « voilà mon sujet », non, je ne thématise jamais rien. La lumière est mon seul thème, quand la lumière est là, je déclenche mon appareil. Tous les photographes professionnels sont en quelque sorte esclaves de leurs projets, si vous voulez. Moi je me trouve un peu au milieu de tout ça : d’un côté j'obéis à la discipline qu'exige le travail d'un photographe professionnel, on m'attribue des tâches. D'un autre côté, j’ai carte blanche, je n'ai pas à photographier des mariages, à constituer des catalogues.... C'est-à-dire qu’on ne me limite pas, on me donne beaucoup de liberté. En même temps, je reste amateur, car je photographie ce que je veux, ce que je vois.

Il faut laisser l'objectif parler de lui-même, laisser aller les réflexes. Les gens ont souvent demandé à Cartier Bresson : « pourquoi ne faites-vous pas de photos plein cadre? » Lui répondait : « si vous avez fait mille photos, que vous les regardez toutes, vous en choisissez une qui est réussie, qui s’est créée elle- même. Elle sera parfaite : vous n’aurez pas même besoin de la corriger. Et si vous faites seulement deux photos, vous dites : ah, zut, j’ai raté, il fallait faire encore une, et je l’ai pas fait. Pourquoi limiter les chances de réussite ? Je crois qu'il ne faut pas trop réfléchir, il faut agir, comme à la chasse, trouver la méthode pour attraper, il faut libérer ses réflexes plutôt que de réagir de façon intellectuelle. Il faut descendre au niveau le plus bas, l'état instinctif. L'état animal. Pour moi, les plus grands poètes sont les gens les plus primitifs, les plus naïfs. Quand mon fils était plus jeune, il faisait des photos fantastiques. Ma famille disait : « il doit être photographe ! » Moi je leur répondais que non, il va tout perdre en grandissant.

LDDP : Participez-vous régulièrement au Festival Fotoparad d'Ouglitch ?
GP : C’est la troisième fois que je participe. Chaque année, ce rendez-vous s’améliore, les gens changent, grandissent. De nouvelles personnes viennent, de nouvelles organisations apparaissent… Vous avez peut-être remarqué qu'il y a ici un certain conflit entre deux camps : la photographie contemporaine et l'autre, plus traditionnelle. Cela montre que les organisateurs sont très ouverts, leur festival permet aussi bien à la photo classique qu'à la photo plus conceptuelle de se manifester sous toutes leurs formes. »


À Ouglitch, sur les rives de la Volga (Photo Ksenia Yablonskaya)

Plus d'infos sur le Festival international de la photographie d'Ouglitch

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