Société

Féminisme : « un gros mot en Russie »

Par Jelena Prtoric

Une ouvrière soviétique robuste ou un mannequin fragile accroché au bras de son homme (riche) : ces deux clichés de la femme russe ont la vie dure hors de Russie. Un pays où, semble-t-il, il fait bon être un homme, si possible macho, au côté de femmes féminines mais rarement féministes. La Dame de Pique a rencontré Natalia Bitten, journaliste et cofondatrice de "Za Feminizm", pour tenter de comprendre les difficultés rencontrées par le mouvement en Russie.

© Victoria Lomasko

La Dame de Pique : Comment le féminisme est-il perçu par les femmes russes?

Natalia Bitten : Les femmes russes ont toujours du mal à s’identifier à ce terme. La plupart d’entre elles affirment avec conviction : « je ne suis pas féministe ». Mais en fait, si vous leur parlez de l'égalité des sexes, vous vous rendez compte qu’elles ne sont pas du tout opposées aux principes clés du mouvement féministe. Pour leur faire changer d’opinion sur le féminisme, la première condition est qu’elles modifient le regard qu’elles portent sur elles-mêmes. Qu’elles n’aient pas peur de défendre leurs droits et ne se laissent pas faire lorsqu’il y a discrimination, violence conjugale ou harcèlement. Pour ma part, je suis optimiste. Je pense que les nouvelles générations se positionneront de manière différente. Le féminisme a engrangé une certaine popularité grâce au groupe Pussy Riot. Désormais, on en parle davantage, il y a de l’art féministe qui se crée, des fanzines féministes qui circulent... Malheureusement, c’est seulement le cas dans les grandes villes : dans des milieux ruraux au contraire, les femmes n’ont pas le même accès à ces représentations du mouvement.

LDDP : Quel est le paysage féministe russe aujourd’hui?

N. B. : Notre association a débuté ses activités il y a cinq ans. Au début, il s’agissait surtout d’informer le public, sur la violence conjugale par exemple ou sur l’importance de l’accès à la contraception. Néanmoins, on a vite compris qu’une activité virtuelle, c’est-à-dire via les réseaux sociaux comme Facebook ou Vkontakte aurait un impact plus large que des manifestations publiques cantonnées à Moscou. Dans un même temps, le réseau féministe grossit en Russie, surtout sur l’Internet. Plusieurs sites dédiés aux femmes et à la communication féminine ont été mis en place. Ce qui permet d’offrir un espace non-agressif au sein duquel les femmes peuvent s’exprimer, discuter, s’entraider.

LDDP : Quels problèmes les femmes russes rencontrent-elles?

N. B. : Tout d’abord, l’accès à la contraception est limité, donc on peut considérer qu’elles ne jouissent pas du droit de disposer de leur corps librement. Si une femme donne naissance à l’âge de 18 ans, elle ne pourra sans doute pas poursuivre d’études. La suite, on la connait : il lui sera difficile d’obtenir un travail et au final, elle sera de toute façon moins bien payée qu’un homme. Aujourd’hui encore, le marché du travail russe est sexiste, car au fond, on continue de considérer que c’est la femme qui doit s’occuper des enfants et du foyer. Et en cas de divorce, c’est presque toujours la femme qui aura la charge des enfants. Or, un grand nombre d’hommes ne paient pas de pension alimentaire et ils n’en sont que rarement sanctionnés. Par ailleurs, les femmes sont plus nombreuses à travailler sans cadre légal, avec des jobs qui aident à arrondir les fins de mois. Quand elles travaillent légalement, elles sont moins bien payées, à savoir 30 à 40 % de moins que leurs collègues masculins. On peut enchaîner avec d’autres problèmes : la violence conjugale, la prostitution...

LDDP : En 2013, le patriarche russe a jugé le féminisme “très dangeureux” car il “contredit les valeurs de la famille”. Vous avez dénoncé à plusieurs reprises la “cléricalisation de la société”. Quels rapports l’Église orthodoxe et les femmes entretiennent-elles en Russie?

N. B. : Les déclarations misogynes de la part des “hommes de foi” ne sont pas rares. D’après eux,  les femmes “sont faites pour la cuisine et les enfants”.  Nous avons même eu droit à des déclarations abominables sur le viol, du style : une femme en mini-jupe ne doit pas être surprise si elle se fait violer! Nous dénonçons toujours de telles déclarations, nous faisons circuler des pétitions… Il ne s’agit de montrer du doigt toute l’Eglise, mais il est vrai que le  renouveau du conservatisme religieux auquel on assiste actuellement ne sert pas la condition féminine.

LDDP : Les femmes jouissaient-elles d’une plus grande liberté et d’une place plus importante au sein de la société soviétique qu’en Russie contemporaine?

N. B. : En Union soviétique, il n’y avait pas de féminisme au sens contemporain du terme. Les partisanes du communisme et du marxisme critiquaient souvent le féminisme. Pour elles, il y avait besoin d’une égalité entre les travailleurs, peu importait le sexe. Ce qui ne veut pas dire qu’il n'existait pas des problèmes exclusivement féminins qu’il aurait fallu traiter, comme un accès satisfaisant aux soins et à la contraception. Mais effectivement, on constate que les femmes étaient généralement mieux protégées qu’aujourd’hui. Certes, elles gagnaient toujours moins que les hommes, mais il n’y avait pas une si grande différence de salaire suivant le sexe. De même, il était bien plus facile de s’occuper de ses enfants étant donné que l’éducation était totalement gratuite… Avec la transition vers le capitalisme, après le krach industriel, beaucoup d’hommes ont perdu leur travail. C’est clairement revenu aux femmes de s’occuper du foyer en même temps que plein de petits boulots. Grâce à la relance économique qui a suivi, les hommes ont commencé à retrouver leur place sur le marché du travail. Et les femmes ont de nouveau été reléguées au second plan.

Site de l'association "Za Feminizm"

Vladimir Serov, Ouvrière en bâtiment (1964)

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