Scène

De la danse avant toute chose, et pour cela préfère… la poésie

Par GALINA DOURINOVA

Au Théâtre académique de ballet et d'opéra de Bouriatie s'est tenu la première du ballet « Namzhil », une réflexion plastique sur la poésie du Bouriate Namzhil Nimbuev. Son metteur en scène, Piotr Bazaron, jeune chorégraphe et étudiant de l’Académie du ballet russe de Saint-Pétersbourg, a eu l'occasion de se produire à Oulan-Oudé, sa ville natale. Il nous explique son approche tout à fait pionnière en Bouriatie, qui questionne la danse, la poésie de Namzhil mais aussi le devenir culturel de la région.

Piotr Bazaron © Oleg Tsybikov

LDDP : Vous avez disposé de très peu de temps pour monter ce ballet (deux mois, ndlr), mais ce n’est pas votre première expérience du genre. Il y a quelques années, vous avez mis en scène deux ballets : « Pénélope » et les « Quatre Saisons ». Cela vous a-t-il aidé à créer le « Namzhil » ?

Piotr Bazaron : Oui et non... De toute façon, avec « Namzhil », on a dû expérimenter, laisser de côté toutes les méthodes déjà éprouvées, se laisser guider par l’intuition... Ce n’est pas un "ballet", au sens pur du terme. C’est en fait un mélange de danse, de pantomime, de spectacle dans lequel on parle, on lit de la poésie.


 

LDDP : À ce propos, le choix d'interpréter la poésie de Nimbuev, une poésie très philosophique, avec des poèmes très courts, est un choix difficile. Comment ce passage du langage textuel au langage de la danse s'opère-t-il ?

PB : C'est une question qui demande une très longue discussion ! Mais pour dire l’essentiel, j’avoue que c’est à la fois quelque chose de très naturel mais qui demande un gros effort de concentration sur sa propre perception "interne" du texte. Je ferme les yeux, je m’enferme dans ma chambre pour ne rien entendre, ne rien voir. Et c’est là où un seul geste vient, un seul geste si longtemps recherché, qui apparaît être le seul geste à pouvoir illustrer telle pensée. Il peut se trouver que toute la scène déjà créée, déjà travaillée avec les danseurs, soit fausse ! Et que ce soit ce geste-là qui est vrai.


 

LDDP : Que faut-il faire alors ?

PB : Et bien, recommencer !


 

Piotr Bazaron en pleine répétition © Oleg Tsybikov

LDDP : C'est un travail qui demande de gros efforts aux danseurs. Vous travaillez avec une douzaine de danseurs du Théâtre, qui sont tous très jeunes et entament tout juste leurs carrières de danseurs professionnels de ballet…

PB : Très jeunes oui, et qui n’ont pas beaucoup d’expérience professionnelle. Mais vous savez, quand il y a des lacunes, il y a toujours autre chose qui compense. Je veux parler de cette extrême ouverture d’esprit, de cette intention pure de travailler jusqu’à épuisement, jusqu’à trouver ce que l'on recherche. La question de l'argent n’y est pour rien. Ce ballet n’est pas encore inclus dans le répertoire du théâtre, donc les danseurs doivent travailler hors de leurs emplois du temps habituels. Sans parler des répétitions nocturnes...


 

LDDP : Concernant la poésie, comment travaillez-vous sur la compréhension des textes ? Et sur quels critères avez-vous sélectionné les poèmes ?

PB : Pour répondre à votre deuxième question, la réponse est simple : je ne choisis que des poèmes qui renvoient à mon expérience personnelle, ceux que je comprend le mieux. Nimbuev est mort à l’âge de 23 ans, mais on dirait qu’il a vécu beaucoup plus : pas même une seule vie humaine, non, je dirais, une vie d'humanité entière, avec ses souffrances, ses joies, ses peines, ses questionnements sur l’univers... En ce qui concerne la question sur le travail des textes : je viens, on lit ensemble un poème, je dis comment je le vois, je demande à d’autres ce qu’ils retiennent de ce texte et on en parle, tout simplement. Je ne voulais surtout pas influencer leur propre interprétation et vous pouvez imaginer la joie que j’ai éprouvée lorsque je me suis aperçu qu’ils dansaient non pas ce que je disais moi, mais ce qu’ils ressentaient eux-mêmes.

Piotr Bazaron fait répéter l'un de ses danseurs © Oleg Tsybikov
 

LDDP : Vous ne vouliez pas influencer en tant que pédagogue, mais en tant que metteur en scène, si j’ose dire, vous avez inventé une nouvelle conception de la poésie de Nimbuev et plus largement une conception de la culture contemporaine bouriate. Malgré une mort extrêmement précoce, l'existence de Namzhil est un événement majeur de la culture bouriate : il s’est positionné comme poète bouriate de langue russe…

PB : Oui, et pourtant il maîtrisait parfaitement la langue bouriate. Mais c’était son choix, il était fasciné par la langue russe.


 

LDDP : Justement, pour lui, la culture nationale est basée sur la conscience de ce que nous sommes, et non pas sur des impératifs tels que le fait de parler la langue génétiquement maternelle, porter les costumes nationaux, etc. C'est certes une caricature, mais le ballet que vous avez créé semble suivre la même logique. Vous avez dit, dans une autre interview, qu'il ne s'agit pas d'un ballet "national". On n’y trouve pas, par exemple, de musique bouriate mais la musique d’un jeune compositeur américain, Clem Leek. Néanmoins, beaucoup d’éléments de danse sont basés sur des gestes typiques de danse bouriate, mélangés avec des techniques plus modernes, de jazz, sans oublier les techniques de ballet classique...

PB : Oui, j’ai essayé de mener une lecture de la poésie du poète bouriate en tenant compte du fait que je suis moi-même un Bouriate qui travaille et étudie à Saint-Pétersbourg, quelqu’un dont la langue maternelle est le russe, quelqu’un qui ressent pourtant ce drame profond qu'est celui du peuple bouriate d’avoir vécu cette transition culturelle...


 

LDDP : Est-ce que vous aimeriez rentrer à Oulan-Oudé et diriger la troupe du ballet bouriate ?

PB : Bien sûr. Mais je ne me sens pas prêt, pour l’instant. En Bouriatie, on est encore en plein classicisme soviétique. L'impératif est le suivant : dansez ceci, faites cela. La danse comme réflexion, c'est-à-dire comme étude psychologique, c’est tout nouveau pour nos danseurs. Mais c'est dans cette direction que j'oriente le travail.

Le poète bouriate Namzhil Nimbuev (Photo DR)

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