Scène

Le Bolchoï rebat les cartes de La Dame de Pique

Par ANTOINE PLUCHE

Alors que débute la 238e saison du Bolchoï, l'opéra « La Dame de Pique » se jouait ces derniers jours sur la scène du plus prestigieux théâtre de Russie. Pour cette adaptation de la célèbre nouvelle d'Alexandre Pouchkine par Modeste Tchaïkovski – frère du compositeur, interprétée par Mikhaïl Pletnev (musique) et Valery Fokin (mise en scène), la légende de la comtesse Anna Fedotovna a une fois de plus plané sur la salle, instaurant ce malaise qui grandit, jusqu'à la résolution finale.

Dès le premier tableau, une atmosphère mi-onirique mi-hypnotique enveloppe la scène. L'ombre immobile d'Hermann flotte sur un pont métallique sur un fond dépouillé ; l'espace est divisé en trois, la symétrie est parfaite. Le parti pris scénique de Valery Fokin permet des jeux de lumière très à propos, tandis que l'opéra prend vie dans un univers sombre et métallique.

Composée par Piotr Tchaikovski en 1890 à partir d'un livret écrit par son frère Modeste, La Dame de Pique (initialement publiée par Alexandre Pouchkine en 1834) voit son intrigue originelle modifiée par le compositeur. Avec Tchaïkovski, La Dame de Pique se transforme en une tragédie romantique dans laquelle Hermann (Mikhail Agafonov), un jeune officier qui convoite Lisa (Elena Popovskaya) – fille de la comtesse (Evgenia Segenyuk) et fiancée au prince Yeletsky (Andrey Grigoriev) – se retrouve peu à peu obsédé par le secret que détient la comtesse : une combinaison de trois cartes à-même d'assurer la richesse du joueur. Les cartes mèneront en fait à leur perte : Lisa et Hermann se suicident, elle, d'amour déçu, lui, d'avoir tout perdu après que l'as qu'il croyait avoir en main se fut transformé en dame de pique.

Remarquable, l'interprétation du metteur en scène Mikhaïl Pletnev est parfaitement servie par son chef d'orchestre, Pavel Sorokin. Le disciple de Rostropovitch ne faillit pas à sublimer le décor de cette Dame de Pique, dont l'intensité dramatique caractérise l’œuvre de Tchaïkovski. Cela, même si la division physique de la scène sur deux étages tend à enfermer les acteurs dans un jeu pâle et en demi-teinte. On frise le tic gestuel dans leur rapport à l'espace. Et si Mikhail Agafonov (Hermann) ne convainc pas dans les débuts, le voilà métamorphosé ensuite, qui incarne à la perfection la folie d'Hermann. Le timbre clair, la ligne plus souple, il gagne autant en prestance physique et nous emporte avec lui jusqu'au rideau final.

Scene V : Roman Muravitsky en Hermann © Damir Yusupov

La distribution vocale, dans l'ensemble homogène, peut s'appuyer sur un Andrey Grigoriev qui interprète à la perfection le fameux « Je vous aime», dans une complainte amoureuse servie par une forte projection et une voix de baryton-basse profonde et assurée. Les voix féminines sont également remarquables : le timbre de velours, envoûtant, de Paulina (Svetlana Shilova) qui enveloppe sa sombre romance, Elena Popovskaya qui interprète avec douleur et vérité « L'air de la Neva » et enfin, la comtesse, dont les graves résonnent avec chaleur sur son dernier aria « Je crains de lui parler la nuit ».

Quant aux seconds rôles, on appréciera le jeu enthousiaste ainsi que les qualités vocales des compères Surin (Vyacheslav Pochapsky) et Tchékalinsky (Marat Gali) ainsi que celles de la ravissante Prilepa, ingénue comme il convient dans l'intermède de la Bergère sincère. Seconds rôles, chœurs d'enfant et d'hommes, agrémentés de chorégraphies dynamiques, nourrissent un ensemble bien tenu d'une épaisseur nécessaire au bon déroulement de l'intrigue. Le rythme s'essoufflerait sans ces images qui sont chacune des tableaux à part entière, ainsi l'enterrement et l'apparition de la comtesse-commandeur, hauts en lumière et en gravité. Dès lors, les premières scènes, moins incarnées et moins profondes, laissent place à des chanteurs qui, libérés de cette obsédante perfection musicale, nous emmènent sans détour jusqu'au royaume de La Dame de Pique.

Si vous avez manqué La Dame de Pique au Bolchoï, le spectacle se joue aussi dans les théâtres suivants :

- Théâtre na Liteinom à Saint-Pétersbourg, les 12 et 25 octobre à 19 heures (théâtre)

- Dom Kotchnevoi à Saint-Pétersbourg, le 19 octobre à 19 heures (spectacle musical)

- Baltiski Dom à Saint-Péterbourg, les 25 et 26 octobre à 19 heures (théâtre)

- Théâtre Mikhaïlovski à Saint-Pétersbourg, le 3 novembre à 19 heures (opéra)

- Conservatoire Rimskovo-Korsakova à Saint-Pétersbourg, le 6 novembre à 19 heures (opéra)

- Théâtre E. Vakhtangov à Moscou, le 11 novembre à 19 heures (théâtre)

- Théâtre Mariinski à Saint-Pétersbourg, les 28 et 29 avril à 19 heures (opéra)

Publicité