Voyage

À Elista, en Kalmoukie, la « City chess » tenue en échecs

Par LUKAS AUBIN

Plantée au beau milieu des steppes transcaspiennes de la République de Kalmoukie, en Russie, Elista ne vous dit probablement rien. Si la ville a fait parler d’elle en Russie au cours de ces trois dernières décennies, c’est grâce au sport. Et pas n’importe lequel : les échecs.

Encerclée par les oblasts (sujets fédéraux de Russie) d’Astrakhan et de Volgograd et par la république du Daguestan (Russie), la république russe de Kalmoukie recèle des trésors insoupçonnés. Toute en contrastes, sa capitale, Elista, brille par la multitude de ses pagodes bouddhistes aux dimensions fastueuses, de ses faubourgs et autres gravures soviétiques un peu passées et, surtout peut-être,  se distingue dans le pays par le flegme de sa population, les Kalmouks. Après soixante-dix années de communisme, ce peuple bouddhiste descendant des Mongols oïrats se réapproprie une culture ancestrale longtemps dissimulée. Mais ce n'est pas pour ses cavaliers hors-pairs, ses yourtes traditionnelles ou sa langue unique au monde que la ville d’Elista fait parfois parler d’elle. Depuis la chute de l'URSS, les Russes savent situer la capitale de la Kalmoukie sur la carte grâce au sport. Et pas n’importe lequel : les échecs.


À Elista, en République de Kalmoukie, la « City chess » apparait au loin en pleine steppe (Photo Lukas Aubin)

Il faut remonter aux années 1990-2000 : le fantasque président de la République de Kalmoukie, Kirsan Ilioumjinov, en poste depuis 1993 (et jusqu’en 2010), rêve Elista en capitale des échecs de la Fédération de Russie. En oligarque qui se veut éclairé, il dépense sans compter pour construire la « City Chess », une ville des échecs qu’il souhaite façonner à son image. Des milliards de roubles et quelques années plus tard, le quartier sorti de terre en périphérie d’Elista est déjà pratiquement laissé à l’abandon. L’ensemble de la ville semble d’ailleurs s’effriter petit à petit, dans un contexte social et économique difficile - la Kalmoukie est alors l'une des régions parmi les plus pauvres de Russie.

Elista, un îlot perdu dans l'immensité russe

Coincée entre la mer Noire à l'ouest et la Caspienne à l'est, la ville se trouve pourtant à la croisée des chemins entre l'Europe et l'Asie centrale. Au nord, les habitants de la très soviétique Volgograd la perçoivent bien souvent comme une simple ville-étape pour aller vers le sud, dans le Caucase. Néanmoins, si rien ne semble distinguer Elista de prime abord, c'est oublier que la Russie est une Fédération aux 85 sujets dont émergent pas moins de 21 républiques, chacune disposant de ses propres caractéristiques culturelles, ethniques, religieuses, et linguistiques. La Kalmoukie est en effet la seule république bouddhiste de Russie. Avec ses quelque 271 000 habitants, dont 57,4% de Kalmouks et 30,2% de Russes, cette région héberge une cohabitation unique au monde. Le nom Kalmyks signifie « ceux qui restent », en turc. L'expression désigne les peuples nomades oïrats, vassaux des Mongols, qui décidèrent de rester vivre dans les steppes en bordure de la mer Caspienne au XVIIIème siècle plutôt que de rentrer vers leurs territoires ancestraux.

A l'approche de la ville, les paysages vallonnés laissent peu à peu place aux steppes saupoudrées de neige. Quelques églises orthodoxes aux architectures bigarrées, parsèment encore le voyage. Enfin, l'immense lac Manytch-Goudilo surgit. Il fait office de frontière naturelle entre le kraï de Stavropol (autre sujet fédéral de Russie) et la république de Kalmoukie. Un pont de plusieurs centaines de mètres permet de relier les deux rives et un poste frontière vide fait office de point de passage symbolique. Rapidement, les premiers signes distinctifs de la République se font jour. Un temple bouddhiste qui trône sur le bord de la route, une yourte qui se dessine dans les steppes, quelques chevaux qui galopent librement... Le soleil est sur le point de se coucher quand enfin, un portique coiffé de motifs traditionnels se dresse sur la route. Les lettres « ELISTA » se découpent sur d’immenses néons rouges, ne manquant pas d’offrir un contraste saisissant avec la nature environnante. Nous voilà arrivés dans la capitale de la Kalmoukie. Au loin, l'on peut distinguer les vestiges de la ville des échecs.

Mais de quels échecs parle-t-on ?

Des bourrasques balaient les rues de la « City Chess », en bordure des faubourgs d'Elista. Surnommée « l'oasis » par les locaux – en raison de son caractère éphémère et néanmoins prospère – , « City chess » semble pourtant relever du mirage. À l’entrée de celle-ci, un portique porte l’inscription, en russe et en anglais, du nom de la ville des échecs accolé au sigle de la FIDE (Fédération internationale des échecs). Son deuxième nom – New Vasyuki – lui n'est inscrit nulle part.


Le Palais des échecs, aujourd'hui en cours de rénovation, à Elista, Kalmoukie (Photo Lukas Aubin)

Quelques dizaines de mètres plus loin, c’est déjà le cœur de la ville. Le contraste entre la littérature présente sur internet et ce qui se dessine est saisissant. Pas un chat à l’horizon mais deux chiens errants et, un peu plus loin, une vieille femme au dos courbé. Les rues poussiéreuses sont dignes de celles d’une ville fantôme. Sur le papier, la ville avait pourtant l’air bien vivante, prospère et moderne. Les articles qui vantent ses mérites pullulent sur le web en anglais, en français et en russe. Rares sont ceux qui mentionnent le fait qu'en dehors des événements sportifs, la ville est pratiquement à l'arrêt.

L’ambition originelle de l’ancien président de la république de Kalmoukie est à l'époque d'en faire une ville animée et construite autour du sport national : les échecs. Reste que la plupart des 87 cottages qui constituent le lieu semblent bel et bien vides. Les bâtiments officiels et le musée des échecs présentent porte close. Quand au palais des échecs – fleuron architectural de la ville en forme de kibitka (yourte traditionnelle kalmouke) et construit par les architectes S. Kourneev, L. Amninov et A. Boschaev –, il est en cours de rénovation tandis que de rares habitants se trouvent bien en peine d'indiquer la date de fin des travaux. Ses 6 182 m2, ses cinq étages, son gymnase, ses cafés, ses salles de conférence et ses bureaux sont comme figés. Impossible d'apercevoir l'intérieur du bâtiment, même en collant son visage aux fenêtres, teintées à l’occasion des travaux. Des travaux qui, visiblement, sont à l’arrêt eux aussi.

« Le palais devrait rouvrir l'année prochaine, si tout va bien », murmure une passante vêtue de noire, comme si quelqu'un d'autre pouvait l’entendre. Malgré tout, l'hôtel « Gorod charmat » (city chess) est quant à lui bien ouvert, mais l’établissement pratique des prix si élevés pour la région que personne ne semble pouvoir y séjourner. La présence de quelques pick-up, véhicules caractéristiques des habitants des steppes, sont garés au pied de certains immeubles et suggèrent que ces derniers sont habités. Quelques centaines de mètres plus loin, la fin de la ville est matérialisée par une falaise abrupte qui donne directement sur la steppe. Quelques regards interrogateurs ne manquent pas de se porter sur les visiteurs étrangers. Qu'a-t-il bien pu se passer par ici ? Le récit de la « City chess » fait une histoire comme seules les années 1990 ont pu en produire en Russie.

Kirsan Ilioumjinov, l'oligarque qui aimait les échecs

Si Elista s'est rêvée en épicentre des échecs de la Fédération de Russie et même du monde, on ne le doit qu’à une seule personne : l’ancien dirigeant kalmouk, Kirsan Ilioumjinov. Oligarque truculent aux rêves démesurés et typiques de la période post-soviétique, Ilioumjinov a longtemps chapeauté la région et cherché à en faire un fleuron du sport favori de Lénine, doit-on le rappeler. L’objectif du président kalmouk d’alors? Faire d'Elista la capitale mondiale des échecs tout en brillant, à titre personnel, comme le laisse à penser sa biographie intitulée La couronne d'épines du président, longtemps distribuée aux journalistes étrangers sitôt arrivés à Elista dans les années 2010. Dans cet ouvrage, le président raconte avoir grandi dans l’ombre de son grand-père, héros de la guerre civile russe et grand passionné d'échecs. Enfant, il aurait ainsi passé toute son enfance à essayer de comprendre la façon dont « les 32 cases blanches et les 32 cases noires semblent englober la dualité du monde entier ». À noter que Ilioumjinov jouait aussi la nuit « avec un fantôme masqué noir ».


Kirsan Ilioumjinov, ex-dirigeant de la République de Kalmoukie et créateur de la City Chess (Photo DR)

Durant sa prime adolescence,  le jeune Kirsan est à la tête d'une équipe de jeunes joueurs d'échecs et fait déjà montre d’un caractère de meneur. À l’âge de quatorze ans, le voilà devenu champion national d'échecs de Kalmoukie. Parallèlement, il pratique la boxe de manière intensive. Quelques années plus tard, alors qu'il dort dans la steppe kalmouke, Kirsan Ilioumjinov est frappé par une vision des plus spirituelles : « je suis le plus petit grain de poussière dans le monde vivant et sans limites », formulera-t-il plus tard. De là cette intime conviction lui vient qu'il sera amené à gouverner la Kalmoukie, sans compter que le futur président est né en 1962, l'année du tigre, celle des futurs chefs selon Bouddha… Plus tard, Iloumjinov est admis à l'Institut des relations étrangères de Moscou où il étudie le japonais. Dans les années 1980, il est nommé directeur de l'entreprise russo-japonaise de fabrication de voitures Liko-Raduga. Comme de nombreux oligarques soviétiques de cette époque, il profite d'une conjoncture économique exceptionnelle liée à la pérestroika et à la glasnost pour faire fortune. Alors que l'URSS s'effondre, il prend de « grands risques » selon ses dires et fonde la « Sun Corporation ». Le succès est immédiat : le voici devenu multimillionnaire. C’est le moment pour lui de concrétiser ses ambitions politiques : Ilioumjinov devient député à la Douma de Moscou puis président de la République de Kalmoukie en 1993, grâce à une campagne surréaliste passée à bord d’une limousine blanche Lincoln depuis laquelle il promet du lait, du pain, 100 dollars et un concert de Michael Jackson aux électeurs qui le choisiront. « La Kalmoukie a besoin d'un khan, et il est arrivé par voie démocratique ! », déclare-t-il sans ambages. L’une de ses premières décisions sera d'abolir le parlement et de créer un groupe restreint de ministres à sa solde. Afin d'asseoir son autorité au sein de la nouvelle constitution, Ilioumjinov organise même de nouvelles élections deux ans plus tard. Seul candidat, il est réélu. Son rêve ? « Faire surgir un nouveau Koweit » de la steppe. Mieux, Ilioumjinov veut « transformer la Kalmoukie en un paradis fiscal tel que le Liechtenstein ». Son slogan : « je ne suis pas un démocrate, pas un socialiste, pas même un politicien, je suis un capitaliste ! ».

Quoi qu'il en soit, le nouveau président de Kalmoukie croit dûr comme fer que les échecs vont sauver sa région. Comme il l'explique, les échecs jouent un rôle prépondérant en politique et en affaires. « Les échecs sont également un « signe de loi », une manière de gouverner pour instaurer l'ordre et la paix », estime-t-il. « En politique et en affaires, comme aux échecs, je dois penser, non seulement à la prochaine étape, mais aussi à avoir dix coups d'avance sur le peuple et sur mes concurrents. Aux échecs comme dans la vie, il n'y a pas de compromis ». Cette vision du monde contribuera à le hisser à des postes très importants, parmi lesquels la présidence de la Fédération internationale des échecs (FIDE) en 1995. Au bord de la faillite, cette dernière ne peut en effet refuser les millions mis à disposition par l'oligarque kalmouk. L’ambition du nouveau président de la FIDE est bien de faire d'Elista la capitale mondiale des échecs.

C'est ainsi que le 19 juin 1995, Kirsan Ilioumjinov appose sa signature au bas de l'oukaz (décret russe) numéro 129 assurant « le soutien de l'Etat au développement du mouvement des échecs ». Dès lors, l'étude des échecs est rendue obligatoire dans les établissements scolaires, au moins pendant les trois premières années de scolarisation. Par ailleurs, des compétitions locales sont organisées tous les ans afin d'augmenter le niveau des participants. Un certain succès est à remarquer : à peine dix années plus tard, ce sont pas moins de dix-sept étudiants qui feront officiellement partis du classement FIDE - chose exceptionnelle au regard du nombre d'habitants en Kalmoukie (300 000 habitants).

L'Olympiade d'échecs de 1998 à « City chess » : ouvrir « la Kalmoukie au monde et le monde à la Kalmoukie »

Kirsan Ilioumjinov obtient trois ans plus tard la tenue de l'Olympiade d’échecs au prix d'une campagne effrénée, qui vante la création ex-nihilo d'une ville des échecs unique au monde. Ainsi, en prévision de l’Olympiade d’échecs de 1998, l’oligarque fait construire, en 1997, « City Chess », pour un coût de 100 millions de dollars. Durant la construction, il n’hésite pas à faire venir l'acteur américain Chuck Norris afin de promouvoir la République à l'international.


L'acteur américain Chuck Norris en visite à Elista pendant le chantier de la City Chess © www.kalmykia.net 

Officiellement, Kirsan Ilioumjinov dit avoir financé l'intégralité de l'événement sur ses propres deniers, ceux de ses amis et grâce aux sponsors. Mais des enquêtes réalisées par des journalistes locaux montrent que de l'argent public a également été mobilisé. À la veille de l'Olympiade, une journaliste locale du journal d'opposition Sovietskaya Kalmykia, Larissa Youdina, s'apprête à publier une enquête révélant la création par le président Ilioumjinov d'une zone offshore en Kalmoukie, destinée à accueillir des entreprises russes. En échange de frais d'enregistrement auprès d’une agence locale, les oligarques peuvent ainsi éviter de régler les taxes régionales et fédérales. À l'époque, la Kalmoukie est alors surnommée « les îles caïmans de la steppe ». La journaliste est assassinée à la veille de l'Olympiade, le 8 juin 1998. Poignardée à mort, son corps est retrouvé au fond d'un étang. Dans la foulée, Ilioumjinov fait part de sa volonté de se présenter à la présidence de la Fédération de Russie. Chose qui irrite sérieusement Boris Eltsine qui dépêche le FSB sur place afin d'élucider le crime. Deux personnes sont arrêtées dont un proche du président kalmouk qui décide finalement de modérer ses velléités politiques.

En dépit des demandes de boycott de l'événement, l'Olympiade d'échecs de 1998 se tient ainsi en grandes pompes à « City Chess ». Construite à la hâte, la ville des échecs n'est alors pas opérationnelle. Le palais des échecs reste couvert d’échafaudages et il manque çà et là quelques fenêtres. La compétition démarre même avec deux jours de retard, du jamais vu dans l'histoire moderne des échecs. Reste que la cérémonie, jugée grandiose par de nombreux observateurs, restera gravée dans les mémoires, au moment même où les échecs semblent être entrés dans une nouvelle dimension gouvernée par l'argent. Capitaliste convaincu, Ilioumjinov utilise les échecs – l'évènement sportif – comme un vecteur de "region branding". Pour lui, voilà d'abord un moyen de faire exister la Kalmoukie à l'étranger. « Dieu voulait que la Kalmoukie soit connue pour les échecs. Grâce aux échecs, j'ai ouvert le monde à la Kalmoukie et la Kalmoukie au monde », déclare-t-il. 


Symbole de l'Olympiade d'échec à Elista (1998)

Il faut dire que l'Olympiade d'échecs de 1998 est un modèle en matière de communication. Le symbole principal de la compétition représente un roi aux échecs surplombé de symboles traditionnels kalmouks. La mascotte de la compétition est quant à elle un chameau – animal vivant dans les steppes kalmoukes – dont la selle est aux couleurs d'un plateau d'échecs et les rênes se terminent par une fleur de lotus, le symbole de la République de Kalmoukie. Signe de la défiance du président kalmouk vis-à-vis du Kremlin à l'époque, très peu de symboles russes sont présents durant la compétition. Tout le monde se souvient à Elista de ce qu'il faisait lors de l’Olympiade de 1998, ce grand moment de communion patriotique. Comme l'explique Telman Khaglyshev, ancien maire de la capitale, « l'Olympiade d'échecs de 1998 est le plus grand moment de l'histoire kalmouke ». Cerise sur le gâteau, l'équipe russe remporte la compétition de justesse devant l'équipe américaine, comme aux plus belles heures de la guerre froide du sport.

Succès, échecs et mégalomanie : Kirsan Ilioumjinov poursuit son incroyable ascension

Quelques années plus tard, en 2001, le président kalmouk déclare avoir été enlevé par des extraterrestres dans les années 1990. « Les extraterrestres, prétend-t-il, m'ont mis une combinaison de cosmonaute jaune. Ils m'ont fait faire un tour à bord de leur vaisseau et m'ont montré le centre de commandes. Je me suis senti très bien avec eux. ». Comme Ilioumjinov le rapporte, ces créatures seraient très friandes des échecs elles aussi. Signe de l'importance de ce sport, le 25 juin 2002, le président kalmouk publie un autre décret faisant de « City Chess » un « ensemble administratif-territorial à statut particulier ». Cependant, les classificateurs officiels de territoires en Russie continuent de considérer la ville des échecs comme partie intégrante d'Elista.


Burkhan Bakshin Altan Sume, le plus grand monastère bouddhiste d'Europe se trouve à Elista. (Photo Lukas Aubin)

Fort de l'expérience de l'Olympiade, Ilioumjinov tentera de diversifier ses activités dans le sport avec plus ou moins de fortune. Le 29 décembre 2000, le voilà devenu président du club de football « Oural » d'Elista. Mais quatre années plus tard, les problèmes financiers et sportifs vont se multiplier pour le club, à tel point que les dirigeants ne peuvent recruter onze joueurs pour jouer le match du 26 juillet 2004. Le club d'Elista n'a réussi à mettre sur le terrain que neuf joueurs pour le match avec le Dynamo. L'équipe d'Elista s’incline ainsi 8 à 2 tandis que l'entraineur fait la promesse que les problèmes seront résolus au plus vite. Mais l'équipe est dissoute et privée de licence pour ne pas avoir respecté les règles. L'équipe sera reformée en 3ème division un peu plus tard, en mai 2014.

Si l’expérience footballistique est un échec, la mégalomanie du président kalmouk prend encore une nouvelle dimension lorsqu'il fait changer lui-même les règles du jeu. En effet, en 2005, Ilioumjinov décide de remplacer les deux années de tournoi habituelles par un tournoi de trois semaines. Pour arriver à ses fins, il fait muter le format sans chronomètre en format « échecs rapides », selon lequel les matchs durent désormais 50 minutes. Son objectif est avant tout économique. D'après lui, cette réforme permettrait d'attirer davantage de sponsors et de rendre les échecs plus attractifs aux yeux des spectateurs. Cette réforme finit de réconcilier les deux éternels rivaux des échecs, Anatoly Karpov et Garry Kasparov : le premier juge que la politique de l'oligarque « ne peut pas être pire » quand le second déclare que cette réforme « met fin aux échecs tels que nous les connaissons ».

En 2006, Kirsan Ilioumjinov est pourtant réélu à la tête de la FIDE. Kasparov monte alors au créneau contre celui qu'il juge de plus en plus néfaste pour son sport. « Il a créé une colonne verticale de pouvoir qui serait familière à tout observateur de la Russie aujourd'hui. Il dirige le monde des échecs de la même manière autoritaire qu'il dirige sa république appauvrie », déclare le champion Garry Kasparov.


Une maison en bois typique à Elista (Photo Lukas Aubin).

Cette posture très verticale de leader, tant à l'échelle de la République de Kalmoukie qu’à l'échelle de la FIDE, confère à Ilioumjinov des pouvoirs tout à fait exceptionnels. Ce dernier réussit ainsi à obtenir la tenue à Elista du championnat du monde des échecs de 2006. « City chess » se retrouve alors de nouveau au centre de toutes les attentions grâce au duel qui oppose le Russe Vladimir Kramnik au Bulgare Veselin Topalov. Le président Ilioumjinov ne se privera pas de commenter de la façon suivante, dans une interview quelque peu surréaliste accordée au Guardian : « le championnat se terminera un vendredi 13, soit 13 ans après que le 13ème champion, Kasparov, ait quitté la FIDE. Ce sont plus que des chiffres, c'est un signe. Je crois que les échecs viennent soit de Dieu, soit d'êtres pilotant un OVNI. Je le sais ! Ils m'ont emmené à bord de leur dirigeable vers une étoile lointaine alors que j'étais en voyage d'affaires à Moscou, en 1997. »

Le 6 septembre 2010, alors qu'il a été reconduit quelques années plus tôt par Vladimir Poutine au poste de gouverneur de la République de Kalmoukie, Kirsan Ilioumjinov décide officiellement de ne pas briguer de cinquième mandat. « Je soutiens la politique du président de la Fédération de Russie visant à renouveler les dirigeants des régions », déclare-t-il alors, prêtant ainsi allégance au dirigeant russe. « Je soutiendrai toute candidature au poste de chef de la Kalmoukie proposée par le parti Russie unie et soutenue par le président », détaille-t-il. Alexey Orlov, son second jusqu'alors, est nommé chef de la Kalmoukie. Littéralement mis au pas par le président russe, Ilioumjinov n'en a pas pour autant fini avec la politique et le sport.

Deux ans plus tard, le 5 avril 2012, Kirsan Ilioumjinov fête ses 50 ans. S'il n'est plus au pouvoir depuis deux ans, son ombre plane toujours sur la Kalmoukie. Alexeï Orlov, son successeur, décide de lui offrir un cadeau. Il rebaptise la place principale de City Chess en place Kirsan Ilioumjinov, alors que celle-ci s’appelle jusqu’ici Kaissa – sainte patronne des échecs – et décerne à l'ex-dirigeant le titre de héros de la Kalmoukie « pour contribution significative à la promotion de la république ».

Le « region branding » d'Elista : entre présent kalmouk et passé soviétique

L'influence grandissante de Kirsan Ilioumjinov ne se limite pas aux échecs. En effet, sa diplomatie a également une dimension religieuse. Le bouddhisme est l’une des armes principales du soft power du président kalmouk. En 2006, il fait construire le plus grand monastère bouddhiste d'Europe pour la somme de 20 millions de dollars. Selon lui, la Kalmoukie peut et doit devenir le centre du bouddhisme en Europe. Ce soft power religieux porte rapidement ses fruits : le Dalaï-Lama en personne vient bénir le monastère lors de sa construction. Plus tard, en novembre 2007, l'acteur hollywoodien Steven Seagal se déplace lui aussi à Elista sur invitation d'Ilioumjinov afin de visiter le même monastère. En habit traditionnel bouddhiste, il rend alors hommage à une religion qu'il considère comme sienne et braque les projecteurs sur la capitale kalmouke qui le fait citoyen d'honneur par la même occasion. En novembre 2011, les plus hautes instances Amarapur Mahanikai du Sri Lanka confient personnellement les reliques de Bouddha Sakiamouni à Kirsan Ilioumjinov. La Kalmoukie est aujourd'hui devenu un haut lieu de pèlerinage pour les bouddhistes du monde entier.

Depuis le milieu des années 1990, Ilioumjinov cherche à « kalmoukiser » Elista afin de participer au renouveau culturel et spirituel local qui a succédé à la chute de l'URSS. L'équation est complexe : il s'agit de construire l'identité kalmouke au milieu des infrastructures soviétiques dont la plupart sont à l'abandon, insalubres ou habitées par des familles très défavorisées. Dans un premier temps, le président fait adopter une série de nouveaux symboles afin d'incarner davantage l'identité nationale kalmouke. En 1992, « l'hymne de la République de Kalmoukie » est instauré. Cet hymne célèbre notamment « les différentes langues », « les enfants forts et robustes », « la steppe grise » et « la liberté exaltée » de la République. En 1993, un nouveau drapeau flotte sur les bâtiments officiels. D'inspiration bouddhiste, il représente un lotus blanc (symbole de pureté), entouré de bleu (pour le ciel) sur fond jaune (pour le soleil). De quoi signifier l'harmonie et la paix. Par la suite, entre 1996 et 2006, un grand nombre de bâtiments sont construits à Elista pour célébrer la culture traditionnelle kalmouke et le bouddhisme. Le 27 décembre 1996, le premier temple bouddhiste « Syakusn-Sume » est inauguré en périphérie de la ville. Sa construction sera suivi par de nombreuses autres, avec des monuments qui vont fleurir partout dans Elista.

Aujourd'hui, impossible de parcourir la ville sans remarquer la cathédrale de Notre-Dame-de-Kazan, le Stupa des Lumières, la Pagode des Sept Jours, la Fontaine des trois lotus ou encore la « porte dorée » (Altn Bosch, en kalmouk). Autant de monuments à l'architecture traditionnelle kalmouke et bouddhiste qui font désormais revivre l'identité et la culture locales. Afin de soutenir cette dynamique, certains lieux sont justement dédiés à l'histoire et à l'identité kalmoukes. Le musée national revisite par exemple l'histoire de la région en abritant de nombreux objets et artefacts anciens qui tendent à glorifier l'histoire de la Kalmoukie, de son peuple et du nomadisme. Il n'est pas rare de passer à coté de kibitkas (yourtes traditionnelles kalmoukes) dans les rues d'Elista. Certaines permettent de se restaurer avec des mets locaux, d'autres sont habitées, certaines encore abritent des musées ethnographiques.


Kibitkas (yourtes traditionnelles kalmoukes) à Elista, Kalmoukie (Photo Lukas Aubin).

Une courte promenade dans l'hyper-centre de la ville permet de mieux se rendre compte du processus de « kalmoukisation » d'Elista qui a opéré entre 1996 et 2006. Le cœur de la ville est en effet parsemé de statues et d'œuvres d'art, l'une à l'effigie d’un artiste kalmouke, l'autre d’un symbole bouddhiste ou encore d’une tulipe, fleur emblématique de la Kalmoukie. Cette volonté de « kalmoukiser » le paysage semble vouloir reconstruire l'identité kalmouke tout en positionnant la ville comme une destination touristique potentielle.

Désormais, le programme dit de « tourisme ethnographique » mis en place par l'Etat kalmouk met l’accent sur les projets destinés à préserver la culture et les traditions du peuple kalmouk. Ainsi, les projets du type « Sentez-vous kalmouk » voient le jour et sont valorisés : ils permettent d'organiser des cérémonies de mariage à l’ancienne, d’apprendre à monter et à démonter une kibitka, d'enseigner l'artisanat kalmouk, de préparer des plats kalmouks ou encore de créer des costumes traditionnels kalmouks. Le sport n'est évidemment pas en reste : le festival de Dzhangariada qui se tient en périphérie d'Elista tous les ans a reçu récemment le statut d' « événement national de Russie » et a même fait l’objet d’un article sur le site internet de Lonely Planet. Cet événement sportif comprend des concours de lutte, de tir à l'arc ou encore des concerts de dzhangarchi (chanteurs traditionnels kalmouks). Enfin, le festival annuel des tulipes a intégré le top 25 des événements de la Fédération de Russie selon le classement du magazine « Отдых в России » (« Se reposer en Russie »).

Signe de l'avancée de cette « kalmoukisation », sur les dix principales recommandations du site internet Tripadvisor, à Elista, neuf concernent des monuments ou des musées kalmouks et/ou bouddhistes construits entre 1996 et 2006. Aussi, l'article sur Elista du site turizm.ru explique que « la capitale bouddhiste de la Russie (…) ne cesse de surprendre par son originalité et l'abondance de ses attractions exotiques » et « si vous êtes, comme l'ancien chef de la république, un admirateur du jeu le plus ancien, vous aimerez visiter la ville des échecs, où des tournois sont régulièrement organisés ». 


La Pagode des Sept Jours à Elista, République de Kalmoukie (Photo Lukas Aubin)

Si à première vue, Kirsan Ilioumjinov a réussi son pari, la réalité est un peu différente. Malgré une augmentation du nombre de visiteurs annuel, le tourisme reste anecdotique. En 2018, seules 65 000 personnes ont fait le déplacement en Kalmoukie dans un but touristique et ce, en dépit de l'ordre du 8 juin 2018 concernant « l’approbation du concept de développement du tourisme intérieur en République de Kalmoukie pour 2019-2025 » qui mentionne que « ces dernières années, grâce à la promotion de la région (...), la République devient plus attrayante pour les touristes. ». À l'heure actuelle, l'industrie du tourisme représente moins de 1 % de l'économie de la région. Ce qui est bien en-dessous de la moyenne nationale et des régions frontalières de la Kalmoukie. Aujourd'hui encore, cette dernière reste l'une des régions les plus pauvres de Russie. En 2018, elle est  83ème sur 85 au classement des régions ayant les revenus les plus élevés par rapport à la population. Et, à l'inverse de Sotchi par exemple, elle souffre d'un déficit de notoriété au sein de l'espace post-soviétique. En effet, les représentations qui entourent la région sont généralement négatives voire inexistantes. Et les efforts financiers fournis par les différents présidents de la Kalmoukie depuis la chute de l'URSS ne suffisent pas pour le moment à inverser la tendance.


Dans le centre d'Elista, Kalmoukie (Photo Lukas Aubin)

Enfin, en dépit de cette « kalmoukisation » du paysage, l'identité de la ville repose encore en grande partie sur les héritages russe et soviétique. Tournant le dos à la « Pagode des sept jours », l'incontournable statue de Lénine se dresse fièrement au centre de la place éponyme en direction de la rue Pouchkine. À quelques mètres de là, une statue de Bouddha assis en tailleur à l'abri d'une pagode plantée en bordure de la rue Lénine offre une vision duale. Cette bipolarité entre un passé soviétique qui semble figé, mais se décompose, et un présent bouddhiste basé sur la mythologie de l'histoire kalmouke, est frappante pour qui rend visite à Elista. En effet, si l'identité bouddhiste est très représentée, la plupart des habitants vivent dans des bâtiments datant de l'époque khrouchtchévienne. Durant cette période, trois types de logements furent construits : les maisons en bois de type russe, les immeubles en béton de type soviétique et les maisons en boue séchée au soleil. Après la reconstruction de la ville en 1957, ces dernières sont les plus courantes parce que moins chères à fabriquer. Elles disparaissent cependant au fil des années, remplacées par des habitations en pierre plus pérennes. Dans les années 1980, la majorité des Kalmoukes vivent dans des immeubles soviétiques standardisés. Il est rare d'y trouver des biens manufacturés relevant de l'ancienne culture kalmouke « oubliée » car « soviétisée ».

Que trouverez-vous à Elista si vous vous y rendez aujourd’hui? Une ville vitrine en réalité pauvre et très hybride, une ville à cheval sur les restes d'un passé soviétique subi et les fondements d'un présent kalmouk qui cherche à faire revivre son passé. Les quelques coups d'éclat médiatiques de Kirsan Ilioumjinov n'ont pas encore permis à la ville d'exister durablement sur la carte du tourisme de masse. Néanmoins, depuis la visite du Dalaï-Lama en 2004, elle est désormais mentionnée sur celle des bouddhistes du monde entier et il n'est pas rare de croiser des religieux en tenue traditionnelle dans les rues de la ville.

Un sport en éclipsant un autre, le nouveau président de cette république du sud de la Fédération, l'ancien kickboxeur professionnel Batou Khasikov nommé par Vladimir Poutine en 2019, compte bien redonner à Elista un souffle nouveau. Dans les rues grisâtres de la capitale, d'immenses panneaux à l'effigie du dirigeant kalmouk vantent une gouvernance musclée. Reste que les récentes manifestations locales contre l'ingérence du pouvoir russe en Kalmoukie laissent à penser que des changements importants seront nécessaires pour convaincre la population.


Aux abords d'Elista (Photo Lukas Aubin)

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