Photo Olivier Marchesi

Zinaïda Alexandrovna 84 ans

Par MARIA SEDUSHKINA
« Personne ne sait exactement quel âge j’ai... » Zinaïda Alexandrovna.

Je m’appelle Zinaïda Alexandrovna Titsevitch et mon nom de jeune fille est Stroganova

Personne ne sait exactement quel âge j’ai... Mon père m’a déposée dans un foyer pour enfant avant de partir à la guerre, d’abord en Finlande, et ensuite sur le front de la Grande guerre patriotique (nom donné en Russie à la Seconde Guerre mondiale, NDT). Ensuite, il est revenu et il s’est trouvé une copine par ici, pas loin de Moscou. Lors de la « dékoulakisation », ma mère et ses deux frères ont été exilés à Karaganda (goulag situé au nord-est du Kazakhstan, NDT) et c’est mon père qui m’a récupérée. La date de naissance figurant sur mon passeport est 1932, mais en fait, je suis née en 1930. Ça me fait 84 ans. […]

En 1941, on nous a évacués vers la région d’Omsk. Là-bas, on travaillait, on ne restait pas les bras croisés. Pour gagner notre croûte, on faisait ce qu’il y avait à faire. Peu importe s’il fallait arracher les mauvaises herbes dans un champ d’1 km de long sur 10 mètres de large… Fallait bien aider! On pleurait pas, on rechignait pas, on allait à la ferme et on aidait à soigner les bêtes, élever les porcs. Puis les blessés ont commencé à revenir du front. Nous, les femmes, on nous a fait travailler sur les tracteurs. A partir de 1943, j’ai travaillé à l’usine textile comme tisseuse. Je suis revenue à Moscou après 1997. J’ai donc passé en tout 52 ans avec mon mari dans la Tsélina (nom donné aux terres du sud et de l’est de la Russie et qui ont été défrichées et exploitées à partir de 1954, NDT). […]

J’aimerais bien, au moins une fois dans ma vie, avoir mon potager. Quand on me demande quel genre d’appartement j’aimerais avoir : je voudrais qu’on me donne un appartement avec un bout de datcha à la campagne... Chez mon gendre, je gardais les vaches, les moutons. Le mot “magasin” ne voulait rien dire pour moi. C’est moi qui amenais les porcelets au magasin. […]

Mon gendre battait ma fille. Quand ça le prenait, il la battait et son visage devenait aussitôt tout bleu. Un jour je suis intervenue et il m’a dit : «  Toi, la vieille, barre-toi, retourne vivre où t’es enregistrée » (En Russie, chaque citoyen est “enregistré” dans une localité qui correspond à son lieu habituel de résidence et qui conditionne l’accès aux services publics, NDT). Je suis allée chez mon deuxième fils. Je dormais par terre. Je posais une couverture par terre sur laquelle je m’allongeais. Mon Dieu, comment peut-on en arriver là? Mon fils et ma belle-fille ont ramené de la région d’Orel une vieille tante de ma belle-fille. Ils m’ont demandé de m’occuper d’elle.

Ma petite-fille me disait : « Mamie, tu vas nous donner ta retraite et t’occuper de la tante ! Je répondais : Non, je vais aller travailler, je veux avoir mon appartement et pour ça, il faut que je travaille. Je peux même aller distribuer des journaux... Je suis une personne normale, j’ai toute ma tête... Elle m’a répondu : Dans ce cas, dégage ! » Puis ma petite-fille a été enceinte. Rien ne l’effrayait, elle m’a même frappé au visage. Et la tante me donnait des coups de canne. Alors que mon fils était en voyage pour son travail, elles m’ont battue, chassée, mais je ne suis pas partie. Je me suis assise sur les marches dans le couloir et j’y suis restée des jours entiers. Il y avait un voisin, un ancien d’Afghanistan, qui me disait : « Et ton Sacha, il est à la maison? Je répondais : Non, non… – Eh bien, y va voir ! […] Quand Sacha est revenu, il l’a un peu bousculé et du coup après, ils s’en sont pris à moi.

Mon fils n’est même pas venu à la gare voir comment j’allais (Zinaïda a vécu deux mois dans une gare, NDT). Il ne m’a jamais souhaité mon anniversaire ni même la fête des femmes (le 8 mars, Journée des femmes, est une fête très importante en Russie, NDT). Quand on lui faisait des reproches, il se contentait de téléphoner : « Allez, viens, allez ramène-toi ». Il disait aux policiers du coin  : « C’est bon, elle connaît le chemin » […] C’est comme ça que je vivais. Mais j’ai réussi à rester très propre. La nuit, je lavais mes affaires, je les faisais sécher entre deux bancs, je les défroissais et les rangeais bien, comme si ça venait d’être repassé. Je mangeais parfois dans la gare, je pouvais m’asseoir dans un coin et regarder la télévision. Il y a une télé là-bas. Je sortais dans la rue, allais m’asseoir un peu. J’allais aussi dans une église, près de la gare de Paveletskaya. Les gens de l’église m’ont aidé. Le prêtre m’a donné 2 000 roubles un jour que je n’avais pas d’argent. Voilà, en général, j’étais assise et je regardais la télévision. […]

J’étais membre des komsomols (organisation des jeunesses communistes, NDT), mais je n’étais pas communiste. J’ai encore ma déclaration d’adhésion aux komsomols. Mais je n’ai jamais eu le temps d’adhérer au parti. Et maintenant, j’en suis toujours là, sans parti. Pourquoi j’irais payer une cotisation, j’aide déjà assez les gens comme ça. […]

J’ai une amie au Canada, je lui ai dit que je pourrais peut être essayer de la revoir grâce à l’émission « Attends-moi » (émission de télévision qui organise des retrouvailles de personnes disparues, NDT). Ca fait déjà trois ans que je ne l'ai pas vue.

Notre génération a construit le métro : c’est nous qui avons tracté les matériaux des stations Elektrozavodskaya et Semenovskaya. Je me suis engagée et j’ai été envoyée sur le chantier. Autour de la gare, il fallait nettoyer la neige avec des pelles. Il n’y avait pas de chasse-neige en ce temps-là. On allait ici et là, on nettoyait, que faire d’autre? Si on voulait gagner plus d’argent, on allait travailler le week-end à l’usine de pain. On pouvait y gagner notre stock de pain, de miches pour la semaine. Quand les gens ont su que nous venions d’un orphelinat – nous étions trois de l’orphelinat – il nous ont donné du sucre.

Je me souviens des 70 ans de Staline : l’usine de pain nous avait confectionné de bons gâteaux, mais on n’a pas eu de jour de congé. […]

Au Kazakhstan nous avons mis en culture des terres et créé un sovkhoze à partir de rien. Et quel sovkhoze ! Le meilleur de toute l’Union soviétique! Le meilleur! Dans le district d’Olhanovsky. Nos légumes verts étaient les meilleurs!  L’exploitation tournait grâce à nous tous, qu’on encourageait toujours à dépasser les objectifs du Plan. Tout allait bien pour nous au sovkhoze. Mais dès que ce bordel de Perestroïka a commencé, tout a été dispersé. On nous a volé quatre chevaux au Kazakhstan et vingt moutons aussi. Quand je suis partie, des Kazakhs m’ont dit : « Quand vous serez à Moscou, dites à Brejnev qu’on l’aime! Je leur ai répondu : mais il est déjà mort. » « Alors faites nos amitiés à qui vous voulez, sauf à Gorbatchev! » […]

J’ai déjà vécu 84 ans par la grâce de Dieu ! Quand je ne sais pas exactement comment dire, comment faire, alors je prie avec mes propres mots. Maintenant, je prie Dieu pour obtenir un appartement. Je vais faire des efforts je vais travailler, Dieu va me guider! Si seulement une fois dans ma vie je pouvais vivre décemment et que personne ne me commande et que je fasse ce que je veux! […]

Regardez Poutine, il en a du travail lui aussi!  Jusque par dessus la tête. Vraiment je le remercie : il a rendu sa place à la Russie et maintenant tout ira bien. Nous serons prospères. Il suffit que chacun y mette du sien pour travailler. Il faut aider les jeunes, les personnes âgées, les handicapés. Regardez comme les prix ont augmenté! Et combien il y a de chômeurs? Et combien d’immigrés? Et combien de parasites encore? Vous vous rendez compte de tout ce dont notre dirigeant doit s’occuper ?  Mais vraiment il est très bien, solide comme un chêne !


Photo Olivier Marchesi

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