Illustration Gaëlle Delahaye

Va-t-on en vacances en Ouzbékistan ? (5)

Par DONATIENNE DU JEU
Globe-trotteuse, chanteuse lyrique, agrégée de lettres modernes, blogueuse mais aussi écrivain, Donatienne du Jeu a passé deux années en Russie. Avant de retrouver Paris, elle a entrepris un ultime voyage depuis Moscou jusqu'en Ouzbékistan. Elle nous livre ici le récit de ses aventures : un feuilleton illustré en huit parties à découvrir sur La Dame de Pique tout l'été.

Cinquième partie

Un des plaisirs fondamentaux du routard est justement… la route. Adepte de la randonnée en montagne, fanatique de la marche jusqu’à avaler 1 000 km sans en démordre, j’éprouve à chaque voyage la jouissance des départs. Rien ne me plaît plus que le geste tordu et souple par lequel on reprend sa charge, ce sac à dos qui donne son nom à la race désormais bien définie des backpackers. Devant nous, l’inconnu, le possible, la nouveauté ; derrière, précisément, le sentiment de laisser les choses derrière soi – les ratés, les attentes déçues, les bonheurs intenses qui n’ont pas eu le temps de s’affadir. Entre les deux, une pulsation, un tremblement vital, et l’impression de savoir enfin ce que demain est un autre jour veut dire, de l’expérimenter joyeusement, comme nous le faisons ce matin en passant la porte Est de Khiva.

Au pied des murailles, c'est la pagaille bon enfant du marché, à travers laquelle nous nous frayons un chemin pour attraper une première voiture, qui nous dépose au point de ralliement des taxis partagés en partance pour Boukhara. Dans la poussière du jour déjà brûlant, des types à la mine douteuse tournent lentement autour des voitures, puis s’agglutinent autour de nous en murmurant leurs tarifs comme s’ils vendaient de la cam’. Même si je n’en mène pas large, je prends un ton sec pour demander à marchander avec une seule personne – non pas dix, ce qui crée une confusion étourdissante –, et obtenir, après sourires et refus successifs, deux places pour Claire et moi dans un vieux clou surchauffé. Nous nous en sortons pour 25 euros par tête, somme fort raisonnable à notre échelle occidentale vu qu’il s’agit de parcourir non moins de 450 km, mais pour notre conducteur, ces milliers de sums sont providentiels.

La journée ayant bien commencé, il ne s’agit pas de partir à vide – nous attendons encore une heure avant d’embarquer deux autres passagers, parmi lesquels un homme de transpirante corpulence, qui n’aura de cesse d’écarter les jambes et de coller son bras à la personne assise au milieu (Claire ou moi, à tour de rôle). Nous partons donc pour une traversée du désert (celui du Kyzylkoum), qui vire bientôt aux montagnes russes, la petite voiture déglinguée tressautant à 120 km/heure sur des nids de poule traîtreusement aléatoires. Notre fougueux chauffeur semble avoir opté pour la rentabilisation maximale de sa journée de travail (objectif : faire Khiva-Boukhara trois fois avant la tombée de la nuit ?) et se lance dans des pointes à 140 km/heure, de préférence en doublant à l’aveugle derrière un gros camion. Nous tentons de l’apaiser par un « nié tak bistro, pojalousta » (pas trop vite, s’il vous plaît), ce qui l’amène à ralentir sur 200 mètres, le temps de griller une clope à la fenêtre en sifflotant d’un air désabusé. Il finit par nous jeter dehors, sonnées et tremblantes, dans une zone industrielle où un autre taxi nous emmène vers le centre-ville de Boukhara, moyennant finance bien sûr. Rien à faire, les amis sont les amis, et business is business.

Il paraît qu’il y a cent ans, cette ancienne capitale du royaume samanide était sillonnée de canaux qui irriguaient deux cents bassins, dont l’eau passablement croupie alimentait de son côté les pestes en tout genre (espérance de vie moyenne : 32 ans). Vestige de cette grande époque, l’étang de la place Lyabi-Hauz forme le cœur battant de ce qui s’apparente aujourd’hui à une ville de province, et nous nous enfonçons dans le dédale de rues adjacentes pour trouver un B&B sans prétention mais bien climatisé (« Sarafon », pour ceux qui veulent économiser sur le Lonely). Puis, tels des cafards abrutis de chaleur, nous attendons la tombée de la nuit pour ressortir et nous joindre à la foule qui grouille autour du lac, aimantée par le bruit et la lumière. Nous sommes tentées de dîner dans le restaurant en plein air qui draine aussi bien les touristes en mal de couleur locale que des familles locales très nombreuses, mais le croonage assourdissant d’un Ouzbek gominé, tout en reprises et variations sur besa me mucho, nous repousse vers les rues privées d’éclairage urbain. Las ! L’ami Lonely a décidé ce soir de nous faire faux bon, et nous errons d’échoppes à chachliks en pizzerias peu ragoûtantes, pour échouer finalement dans une épicerie où nous achetons à l’unité les tomates et les concombres les plus chers du monde. Munies de ce somptueux pique-nique, nous nous rabattons sur les bords de l’étendue d’eau, non sans avoir pris dans les jambes quelques voitures d’enfants survoltés, puis nous passons la fin de la soirée à regarder les jeunes gens batifoler tout en mangeant des glaces.

Le lendemain, requinquées par cette folle soirée et la fraîcheur du climatiseur, nous sommes d’attaque pour prendre d’assaut les premières médersas qui nous tombent sous la main, à commencer par celles qui délimitent Lyabi-Hauz, bâties en 1622 par le khan Nadir Divanbegi. Il faut dire qu’à cette époque – celle des Chaybanides, pour ceux qui ont suivi le cours d’histoire pour les nuls –, la ville ne regorgeait pas seulement de bazars et de caravansérails mais aussi d’étudiants en science et en théologie (10 000, quand même), suant sang et eau dans ces universités dont le nombre s’élevait à plus d’une centaine. Appelées medressas par les anglais (ce qui semble assez logique puisque le mot arabe est madrasa), les médersas sont toutes construites selon un plan identique, que l’on retrouve d’une ville à l’autre. Suivez le guide ! Au-delà d’un portail grandiose, orné de sourates du Coran entrelacées de motifs végétaux, vous trouverez une grande cour rectangulaire, le long de laquelle s’ouvrent une multitude de petites cellules qui ne sont pas sans rappeler nos bons vieux monastères. Pour la prière, prenez à gauche en entrant : une mosquée miniature, peinte en blanc, est ouverte à toute heure du jour aux étudiants les plus fervents. Pour l’étude, rendez-vous à la bibliothèque, située dans l’aile opposée. Aujourd’hui, les livres et les psalmodies ont cédé la place aux marchands du temple – vendeurs de susanis (tissus brodés), de tuniques, de bijoux en pierre de turquoise, ou de petites boîtes en papier mâché soi-disant peintes à la main. Hélée par les vendeurs désœuvrés, je préfère quitter les lieux après en avoir fait le tour, tandis que Claire mitraille la place sous tous ses angles.

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