Illustration Gaëlle Delahaye

Va-t-on en vacances en Ouzbékistan ? (1)

Par DONATIENNE DU JEU
Globe-trotteuse, chanteuse lyrique, agrégée de lettres modernes, blogueuse mais aussi écrivain, Donatienne du Jeu a passé deux années en Russie. Avant de retrouver Paris, elle a entrepris un ultime voyage depuis Moscou jusqu'en Ouzbékistan. Elle nous livre ici le récit de ses aventures : un feuilleton illustré en huit parties à découvrir sur La Dame de Pique tout l'été.

Première partie

Cette année, je me suis jurée de ne pas me retrouver à Moscou, gros Jean comme devant, pendant les fameux « ponts de mai ». J’ai refusé d’errer une fois de plus dans la ville désertée, attendant le retour des datchistes et des amateurs de stations balnéaires turques, comme cela m’est arrivé l’année précédente, alors que je ne connaissais pas encore le grand vide printanier que génèrent les jours fériés en cascade. Prenant les devants, j’ai donc acheté dès le mois de février un billet pour l’Ouzbékistan, pays dont quelques amis français m’avaient parlé avec des étoiles dans la voix, et des mots qui sonnaient déjà comme des sésames – Route de la Soie, Samarcande, et tutti quanti.

Côté russe, réactions plus circonspectes, allant de l’étonnement au scepticisme (« Va-t-on en vacances en Ouzbékistan ?? », sur le ton de « Comment peut-on être persan ? »), en passant par une forme d’inquiétude doublée de prévoyance, comme l’exprime mon amie Alya qui me dit sur un ton confidentiel de faire très attention à l’hygiène. Non seulement je ris bêtement à ce conseil parce que en russe « hygiène », ça fait « guiguiène », et ce H qui devient G c’est toujours rigolo (quand Hamlet devient « Gamlet », par exemple), mais aussi parce que côté hygiène, il me semble avoir entrepris des voyages beaucoup plus périlleux que celui-là. On me recommande aussi de mettre des manches longues, parce que, ne l’oublions pas, ce sont des musulmans, et de ne pas aller m’égarer seule dans les montagnes, comme j’en avais vaguement le projet, car vraiment, un enlèvement de blonde est si vite arrivé, et puis, ces gens-là ne sont pas très recommandables, tiens, il suffit de les regarder se déplacer en bande, l’œil torve, dans les rues de Moscou, quand ils ne sont pas en train de faire nos basses besognes, casser la neige ou sortir les poubelles (enfin, un truc équivalent, car je n’ai jamais vu ici quiconque sortir les poubelles, mais il faut bien qu’il y ait des gens qui balayent les rues puisque les trottoirs sont impeccables).

Evidemment, il ne m’a pas fallu beaucoup de temps sur place pour reprendre conscience du caractère absurde de ce racisme ordinaire à l’encontre des Ouzbeks (et autres ressortissants des pays en –stan), peuple dont la dignité dément naturellement l’image dégradée que les Russes entretiennent à son égard, eux qui pourtant, à Tachkent même, semblent vivre en bonne intelligence avec les « locaux ». Bref, rien de tel que les voyages pour remettre les pendules à l’heure, même si, bien entendu, j’allais rencontrer en chemin quelques clichés joliment incarnés, à commencer par mon voisin de voyage (fauteuil 24F), Ouzbek de quarante-sept ans qui se présente sans que je lui aie rien demandé. Père de trois grands fils dont deux travaillent à Moscou (éboueurs ? casseurs de neige ?), exilé en Russie depuis quatre ans, mon voisin s’empresse, après avoir constaté mon âge antique et vérifié mon statut marital, de me demander mon numéro de téléphone à Moscou. Je soupire – décidément entre la froideur renfrognée des Russes et l’enthousiasme débordant des hommes du sud au sang chaud (sur ce cliché-là, on m’avait aussi prévenue), le juste milieu se fait désirer.

Arrivée à Tachkent, je suis censée rejoindre dare-dare mon amie Claire qui, après un atterrissage ultra-matinal dans la capitale en provenance de Paris, doit de son côté prospecter pour savoir s’il est possible de prendre un train le soir même en direction de Khiva. Claire, c’est ma bonne vieille compagne de route, adepte des voyages sac au dos, à qui quand on dit : « tu veux partir dans un endroit improbable pour en ch… dans des conditions d’hygiène épouvantables ? » répond : « Bingo ! », et qui ne manque pas de me renvoyer dès qu’elle peut ce type de proposition malhonnête, sachant très bien que mon instinct sado-maso et ma bougeotte viscérale m’arracheront rapidement le même cri d’enthousiasme. Baroudeuse devant l’Eternel, ce petit bout de bonne femme au minois ravissant peut dormir n’importe où, n’importe quand (surtout dans un bus bondé en faisant des bonds de trois mètres de haut), ou encore manger n’importe quoi sans que sa bonne humeur en soit altérée. Heureusement, j’ai fini par trouver quelques failles dans cette surhumanité intolérable, chacune d’entre nous possédant au fond ses raideurs. De toute façon, les voyages assouplissent et dégourdissent, et dès l’arrivée à l’aéroport, il faut faire preuve d’ingéniosité. J’ai donc potassé mon Lonely Planet, ce dernier indiquant que la foire d’empoigne qui règne à la douane peut nous faire perdre quelques heures précieuses, puisque je suis censée filer à la gare le plus vite possible après avoir posé le pied sur le sol ouzbek. Je mets à profit le savoir de sioux accumulé en deux ans de vie à Moscou : je fais la queue à la russe, la tête haute, le regard mi-fier mi-bovin, grugeant allègrement et sans complexe, ce qui me permet de passer l’étape passeport en temps record.

Peine perdue : il faut de nouveau attendre les bagages, dans un hall proche de la fournaise, traversé de fumerolles gitanesques, et dans lequel des enfants surexcités courent partout en criant (envie d’en prendre un pour taper sur l’autre). Je finis par repérer mon sac orange au milieu de paquets aux formes et emballages divers, comprenant un grille-pain, un ensemble de cocottes-minute matriochka, un pèse-personne ultra-moderne, et autres articles de nécessité destinés à mettre un peu de joie dans la grisaille du quotidien (quoique la balance puisse aussi assombrir l’humeur). Je me précipite sur mon sac, et après avoir déclaré aux policiers que je n’ai rien à déclarer, je me jette dans la gueule du loup en franchissant les portes de sortie. Selon la tradition qui prévaut dans les pays, disons, pas européanisés, une armada de chauffeurs de taxi plus ou moins légaux m’offre bruyamment ses services. Fine mouche, j’ai fait à l’avance mes petits calculs et conversions en tout genre, pour avoir l’air hyper détendue à ce moment où l’emportent facilement l’ahurissement et l’inquiétude, la chaleur s’ajoutant à la foule, et j’use d’emblée de mon russe basique pour négocier une course à 15 000 sums (5 euros). Je ne suis pas très contente de ma négo, mais j’apprendrai peu après que Claire, arrivée à quatre heures du matin, a déboursé 15 dollars pour le même trajet. 

La suite la semaine prochaine…

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