Photo Olivier Marchesi

Sergueï Victorovitch 57 ans

Par MARIA SEDUSHKINA
« Si j’avais su qu’on allait me prendre en photo, je me serais rasé... » Sergueï Victorovitch

« L’année dernière, ma mère est morte. J’ai dû quitter la maison. Je suis parti vivre chez ma tante, mais nos caractères n’étaient pas vraiment compatibles, disons-le comme cela. Pour ma tante, tant que j’étais riche, avec mon grand appartement et mes voitures, j’étais le neveu préféré... Et après, c’est devenu :  « Serioj, garde tes réflexions pour toi, ne la ramène pas ». Mais il faut dire je suis quelqu’un de direct, je ne supporte pas l'hypocrisie. Quand elle disait du mal de quelqu’un dans son dos, qu’elle le critiquait à tort et à travers et qu’ensuite les yeux dans les yeux, elle allait lui faire des courbettes, je ne pouvais pas le supporter, je le lui disais immédiatement.

Dans les années quatre-vingt dix ma femme était agent immobilier, elle pouvait gagner beaucoup d’argent très vite. Nos affaires étaient florissantes ! J’avais un appartement avec quatre chambres et jusqu'à dix voitures. Vraiment, quand j’y pense... Encore maintenant, je me souviens de la marque de chacune. J’ai toujours travaillé comme conducteur, pour le salaire. Les affaires ce n’est vraiment pas mon truc. Ma femme, elle, un vrai Napoléon en jupon ! Elle voulait absolument devenir millionnaire. Elle était toujours partie dans des histoires louches, elle me disait : « t’occupes pas de ça, ce sont pas tes affaires. » Je ne me mêlais pas de ses affaires. Un jour ont débarqué chez nous des gens : tous avec des tatouages de détenus… Ça ne m’a pas plu. Je lui disais : « Nadia, tout ça ne va pas bien finir. » Elle me répondait  « T’inquiète, je me débrouille. » Ça on peut dire qu’elle s’est débrouillée. Un autre jour, elle vient me voir, elle pleure, elle me demande, elle me supplie de lui signer un papier pour pouvoir hypothéquer l’appartement, parce qu’elle doit de l’argent. Eh bien, j’ai pris son papier et j’ai signé la procuration. Des gens m'ont dit après : « mais pourquoi tu as signé cette procuration ? » Et comment j’aurais pu ne pas signer ? On avait vécu des années et des années ensemble! 

Et puis après, les choses ne se sont pas arrangées pour elle et elle m’a proposé de prétendre que j’étais dérangé mentalement et que par conséquent j’avais signé la procuration sans savoir ce que je faisais et que donc elle ne serait pas valable. Alors, je me suis saoulé à la vodka, j’ai appelé une ambulance, ils m’ont emmené à l’hôpital psychiatrique mais le plan n’a pas vraiment marché. Et puis la voilà qui vient à l’hôpital qui me dit: « Nous avons été expulsés de l'appartement. » Comment ça expulsés ? D’abord j’ai cru que c’était une blague… Je sors de l'hôpital, je vais chez moi, et là, je vois qu’il y a une nouvelle serrure. Je sonne, on me demande  « Vous êtes qui ? » Je réponds que je sonne chez moi,  et ils me répondent que les anciens habitants ne vivent plus là! Que faire? Je me suis retrouvé tel quel, avec mes chaussures et ma chemise! Les premiers jours j’étais en état de choc. J’ai dormi quelques jours sur un banc et puis ma famille m’a retrouvé et je suis parti vivre chez ma mère au village.

Ça oui, on peut dire que j’ai souffert à cause des femmes…

Maintenant, je ne sais pas où est ma femme Nadia. Sa sœur m’a dit que Nadia s’était pris cinq ans de prison en 2012, mais pour quoi exactement, elle ne sait pas. Et puis je me suis disputé avec tout le monde, et je me suis retrouvé à vivre dans la rue. 

L’horreur… c’était vraiment l’horreur ! Je n’étais pas tout seul, il y avait de la compagnie, mais tu parles d’une compagnie : quand j’avais de l’argent, nous étions amis, et quand je n’en avais plus, fini l’amitié.  Tu n’as plus d’argent, tu t’en vas de là. Si je n’avais pas découvert “Lioublino” (centre d’hébergement d’urgence de la mairie de Moscou, NdT) je serais mort. Il y a eu un moment où pendant 8 jours d’affilée je n’ai rien mangé, j’étais simplement en train de geler.

Voilà à peu près à quoi ressemblait une journée typique pour moi : alcool... et si je n’avais pas d'argent : faire la manche, et puis voilà. Par exemple, je disais « Allez chef ! Donne moi au moins une cigarette! ». Quand je n’avais pas d’argent, je me battais pour avoir au moins des cigarettes. Je mangeais ce qu’on me donnait, je ne savais rien sur les organismes de bienfaisance qui distribuent des repas. L’argent que je pouvais avoir ne me servait jamais pour la nourriture mais juste pour boire. Pour tous les sans-abris, l’essentiel c’est vraiment de pouvoir se saouler, c’est le but. […] Je ne pourrais pas vivre sans cigarette. Je préfère manquer de pain que de cigarette.

Autrefois, quand j’étais bel homme - pas comme maintenant - les femmes se pendaient à mon cou. Quand je voyais une belle fille, je disais, « Regardez donc la beauté qui arrive! », elle me répondait « mais tu n’es pas mal non plus…»

Je suis un  croyant athée! Je peux me signer, je peux dire « Gloire à Dieu! », évidemment, mais quel genre de croyant je suis franchement ? J’ai été Octobriste, Pionnier, Jeunesse communiste, membre du Parti... Je suis un communiste convaincu, j’ai voté pour Ziouganov. Je portais une croix en or autrefois, parce que c’était la mode.

Ce que nous avons - nous ne l’apprécions pas à sa juste valeur, et après l’avoir perdu, on pleure.  […] Le bonheur, ce serait d’avoir un chez-moi. Tous ceux que je connais se démènent pour avoir un appartement.  Un appartement, il faut que ce soit confortable, avec des toilettes, une douche…J’aime la solitude. Proposez moi une cellule de prison  : j’accepte avec plaisir ! […]

Il me semble qu’il y a quelque chose de particulier en moi, je ne sais pas vraiment quoi... D’ailleurs, ma tante m’appelle “le sorcier" (колдун) à cause de ça. Encore en 2006,  je disais à mes fils qu’ils deviendraient vite des vagabonds, c’était mon pressentiment. Je nous revois avec ma femme, assis dans la voiture - dans une jeep - je pouvais tout me permettre à ce moment là, l’or, les congés, les montres, les meubles, et je me revois lui disant « un de ces jours on va perdre tout ça! Un de ces jours, tout ça va s’arrêter » et c’est bien comme ça que ça s’est passé. »

 


Photo Olivier Marchesi

 

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