Lettres

La bédé, « baromètre de la liberté de parole »

Par Jelena Prtoric

Née dans les années suivant la chute de l'URSS, la jeune bande dessinée russe se développe peu à peu. Ses éditeurs doivent composer avec un environnement socio-politique qui a sans aucun doute un impact sur cet art encore très mineur en Russie. Des éditeurs peu nombreux mais souvent exigeants, et qui aspirent à se façonner leur propre identité.

Numéros de "Bubble" (Photo J. P.)

« Le développement de la bande dessinée dans un pays va de pair avec la liberté de parole qui y règne. » C'est de cette manière qu'Aleksander Kunin introduit sa vision du neuvième art en Russie. Le directeur du Centre de la bande dessinée de Moscou, créé en 2010, précise que l'on doit la formule à Otto Sinisalo (président de l'association finnoise de la bande dessinée, ndlr). « Je pense que cela explique très bien la situation en Russie, un pays dans lequel la bande dessinée reste un genre mineur », continue Aleksander Kunin.

Aujourd'hui, la bédé russe peine encore à se développer. Et pour cause : sa naissance est tardive. Perçue sous l’ère soviétique comme une forme primitive de passe-temps, qui plus est, une invention capitaliste, la bande dessinée russe n'apparaît qu'au début des années 1990.

Des débuts timides après la chute de l’URSS…

« Nous savons que les dissidents soviétiques combattaient la censure grâce aux samizdats. À cette époque, certains dessinaient déjà de la BD mais ne disposaient pas de la technologie nécessaire pour la diffuser », explique Aleksander qui a commencé à s'intéresser au sujet sur les bancs de l’université et notamment dans le cadre de son étude sur la sémiotique et la sémiologie de l’image.

« Les années de Petestroïka et la chute de l’Union soviétique sonnent le début des "komiksy" », continue-t-il. L’auteur russe manque alors d’expérience : ses créations ressemblent davantage à des caricatures accompagnées d’une légende qu’à de véritables histoires. De même, le tout jeune marché est chaotique, avec un public amateur peu fidèle et des maisons d’éditions inexpérimentées. « Ces premiers éditeurs publiaient des bédés à très gros tirage, des tirages de 100 000 ou même 200 000 exemplaires. Les bandes dessinées étaient disponibles partout, que ce soit dans les kiosques ou les grandes librairies. Cependant le nombre de leurs lecteurs était encore trop restreint ».

Les toutes premières bédés russes (Photo J. P.)

En 1998, la crise économique frappe le pays. Les tirages baissent considérablement, passant à 3 000, 1 000 ou même 500 exemplaires, et certaines maisons d’édition sont contraintes de mettre la clé sous la porte. Mais l’année 2005 marque un nouveau tournant pour le genre : « de nouveaux auteurs émergent et, encouragé par des conférences et autres festivals, un public éduqué capable d’apprécier l’art de la bande dessinée apparait », raconte le directeur du Centre de la bande dessinée de Moscou.

...au développement d’un marché de la bédé russe

À partir de 2010, le marché de la bande dessinée est dominé par de petites maisons d'édition spécialisées. « Les éditeurs investissent désormais de l'argent pour promouvoir leurs ouvrages, organisent des évènements ponctuels et se spécialisent : certains ne publient que des bandes dessinées européennes, d'autres des mangas ou des comics, alors que certains se concentrent sur les auteurs russes ».

Parmi ces derniers, la maison Bubble se taille une solide place sur le marché. Bubble, qui prend le parti d'une ligne éditoriale claire et calque son processus de création sur le modèle américain : des auteurs sont chargés du scénario, une autre personne s’occupe du dessin, une troisième de la couleur…

Préparation du prochain numéro chez Bubble (Photo J. P.)

Depuis 2011, Bubble publie quatre numéros par mois, qui racontent les aventures de héros tels que Major Grom, Krasnaja Furija, Besoboj et Inok. « Le plus difficile a été de réunir une équipe de personnes qui partageait les mêmes sensibilités », confie le fondateur et rédacteur en chef de Bubble, Artiom Gabrelianov, qui gère aujourd’hui une équipe de quinze personnes et surveille personnellement tout le processus de publication. « Au début, je me rappelle avoir passé deux mois à chercher des dessinateurs. J’ai regardé tellement de blogs et de portfolios que je n'en pouvais plus ! Trouver de bons auteurs s'est révélé être plus difficile que prévu car il fallait trouver des personnes sur la même longueur d’onde que moi. »  Aujourd’hui, Artiom se concentre surtout sur la promotion de ses publications via les réseaux sociaux ou lors de différents foires et festivals de bande dessinée.

Le style russe, un fourre-tout aux influences disparates

Peu à peu, les auteurs russes commencent à se distinguer par leur style et Alexander Kunin s'en réjouit. Mais pour l'heure, « c’est un style bâtard – un mélange de comics et de graphic novels américaines, de bédé française, de mangas japonais et d'histoires illustrées scandinaves. Et si certains auteurs russes définissent leurs œuvres comme du manga par exemple, cela reste très différent de ce que font les Japonais.

Au Centre de la bande dessinée de Moscou (Photo J. P.)

Même chose quand les Russes copient les Américains. « Les Américains sont férus d'action, leurs personnages sont soit gentils soit méchants avec peu de nuances. Quand les auteurs russes reprennent ces mêmes thèmes, ils y ajoutent les motifs de la solitude, des personnages ordinaires et beaucoup plus nuancés. »

Tout passe, sauf la politique

Cette multitude d’influences contribue à varier les thèmes et les choix techniques. « Vladimir Lopatin, surnommé « le Punk de Piter » (surnom de Saint-Petersbourg, ndlr) a un style visuellement intéressant. Dasha i Masha Konopatova font souvent des BD polar, Alekseï Iorsh, avec ses travaux en deux ou trois couleurs, est très apprécié en Italie… Il y a également beaucoup de bandes dessinées qui parlent de la guerre, de la solitude, pas mal d’autobiographies aussi. En revanche, poursuit Aleksander Kunin, la politique n’a jamais trouvé sa place dans la bande dessinée russe. Je pense que les auteurs veulent éviter d’être accusés de prendre partie pour le gouvernement ou au contraire, de défendre l’opposition. »

Sur ce point, « nous n’avons pas peur de nous exprimer », assure le rédacteur en chef de Bubble. « Nos histoires sont fictives, mais nous pouvons nous inspirer de faits réels aussi. Donc oui, on peut parler de politique. En revanche, notre objectif n’est pas de faire de comics politiquement engagés… »

Dans un futur proche, Bubble prévoit de publier deux nouvelles séries de comics, augmentant la cadence à six numéros par mois. Avec, à terme, « la création d’un jeu de société et d'un dessin animé ». Pour faire de Bubble un Marvel russe?

« Marvel est un bon exemple d'entreprise multi-facettes. Cependant, nous ne voulons pas que les gens disent : ils essaient d’être comme Marvel. » Non, Artiom veut « qu’un jour, les gens disent, Marvel, c’est le Bubble américain ».



ALLER PLUS LOIN

Où acheter des bandes dessinées à Moscou (et en ligne) :

Chookandgeek (Tschouk i gik)

Bizarrebook

Les festivals à ne pas manquer en Russie :

Kommissia à Moscou (en mai)

Bumfest à Saint-Petersbourg (en octobre)


 

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