Arts Visuels

Wim Delvoye : élève rebelle, artisan respectueux

Par GUILLAUME HOUSSE

Après s’être vu confier les clefs du musée Pouchkine lors d'une exposition personnelle en 2014, Wim Delvoye est de retour à Moscou au sein de la très belle exposition « Mutated Reality » chez Gary Tatintsian jusqu’au 1er mars.


Mutated Reality © Galerie Gary Tatintsian

Wim Delvoye est taquin. En 2000, il produit Cloaca, une machine à produire du caca. Réduction de l’homme à sa plus primaire et essentielle fonction, remplacement de l’humain par la machine, manifeste d’universalité, provocation dada, blague néo-surréaliste belge ; rien de tout cela et tout cela à la fois. L’œuvre en question lui délivre ainsi un certificat d’avant-gardiste incontesté et lui confère le statut de provocateur, si prisé dans les cercles artistiques huppés. Une position confortable, qui lui permet de se laisser aller à dire tout ce qu’il veut, et si possible, tout ce qui pourrait agacer ses pairs : que l’art contemporain l’ennuie profondément, que le XXème siècle en art n’est en gros qu’une parenthèse qu’il aimerait enjamber, sinon oublier. Lui aime l’art du XVIIe, qu’il collectionne, ou les Préraphaélites pour leur proximité avec l’artisanat. Ne pas se méprendre : son goût pour l’ancien est davantage qu'une posture ou une taquinerie à destination de la profession, et même l’affirmation d’une démarche : la recherche d’un langage compris par tous, international et intemporel, que ce dernier passe par les excréments, ou le Beau idéal.

Ainsi, en 2013, il était fascinant de rencontrer les œuvres, disséminées une par une dans les salles parfois austères du musée Pouchkine. Certaines d’entres elles trouvent alors si bien leur place que ce n’est qu’au second coup d’œil qu’on les remarque, dans une vitrine de porcelaines de Delft ou encadrant l’aurige de Delphes. À l'époque, les sculptures torsadées d’esprit si rocaille complètent l’harmonie des salles XVIIIe face aux Boucher, aussi naturellement qu’un camion en ferronnerie gothique trône au milieu des salles médiévales. Ces juxtapositions ne sont alors pas une effraction du contemporain dans le classique : ce sont au contraire des œuvres à la parenté lointaine qui se retrouvent paisiblement, et se rappellent confusément qu'elles parlent une langue commune.

« Moi je fais en même temps les cochons, les bronzes gothiques, les pneus »

Wim Delvoye est un artiste prolifique, qui produit sans cesse et tout en même temps. « Je n’ai pas d’époque, confie-t-il. Picasso, c’est très clair, il y a le bleu, le rose, le cubisme, moi je fais en même temps les cochons, les bronzes gothiques, les pneus. Je ne sais même pas combien de personnes travaillent en même temps pour moi, 50, 100 peut-être ». Toujours en 2014, Gary Tatintsian, dont nous avons déjà souligné ici la qualité du travail, accueille parallèlement au musée Pouchkine des œuvres précieuses afin de comprendre cette diversité. Un camion gothique au format réel est alors accompagné des pneus sculptés et des Christ en bronze. Manque l'une des pièces caractéristiques du travail de l’artiste : ses cochons tatoués ou tapissés. Le manque est désormais comblé, depuis le 27 novembre et jusqu’au 1er mars, grâce à l’exposition « Mutated Reality », de nouveau chez Gary Tatintsian. Réflexion sur l’hybride, le mutant, la dégradation du vivant et son dépassement, à travers des œuvres de Francis Bacon, Tony Matelli, ou Peter Saul, l’exposition réserve une place de choix à l'un des cochons de Wim.

De cette diversité découle une manière particulière de travailler. Il devient nécessaire de déléguer. La réalisation finale des œuvres de Delvoye ne lui appartient plus, même s'il la suit de très près, la surveille, cherche à en comprendre chaque étape, y compris la plus technique. Il ira jusqu’à apprendre le métier de tatoueur, pour le plaisir, et pour gagner le respect de la profession, « et au cas où  le gouvernement belge réussit un jour à me mettre en prison. » Une relation qui rappelle celle que les maîtres de la Renaissance ont pu entretenir avec leur graveur, ou celle qui a toujours lié le sculpteur à son fondeur. Une filiation pas explicitement revendiquée par Delvoye, mais pas rejetée non plus.

Ce respect de l’œuvre d’art finie et complexe, cette recherche du Beau idéal détonnent, même si des exceptions existent, sur la scène occidentale. Sans faire de rapprochement hâtif, on retrouve plus fréquemment cette posture chez plusieurs artistes russes, notamment pétersbourgeois, comme Olga Tobreluts, l'une des chefs de file du néo-académisme dont nous aurons bientôt l’occasion de reparler.

Pourtant, ne serait-ce que par goût du paradoxe, cette attitude va de pair chez Wim Delvoye avec un rejet total des écoles. « En quatre ans de formation, tout ce que nous a appris notre prof a été comment rouler un pet'. » En vieillissant, une fois qu’il est un peu reconnu, des écoles invitent l'artiste pour conseiller leurs élèves sur leur travail. « Je voyais systématiquement la même chose, dit Delvoye, les mêmes étudiants, d’année en année, toujours un garçon ou une fille qui se prenait les parties en photos et était persuadé d’être le premier de l’histoire à le faire. » « Mais surtout, presque aucun de ces gamins ne doute. Ils sont tous sûrs de ce qu’ils font, tout de suite. Moi je n’ai jamais arrêté de douter, toute ma vie, je ne comprends même pas comment il pourrait en être autrement d’un artiste. »

Alors Wim Delvoye s’entoure d’inadaptés, auxquels le système scolaire n’a jamais convenu. « Quand je reçois un CV, explique-t-il, je commence à le lire calmement et si je vois le moindre nom d’école d’art, je le prends et le mets à la poubelle, il n’y a jamais d’exception. » Parler un langage compréhensible pour tous ne signifie pas répéter les mots et les phrases des autres.

Provoquer sans blesser

Né dans un milieu petit-bourgeois, l'artiste finit par ne plus supporter les conventions, les on-dit, les règles absurdes. Avec le temps, c’est la Belgique toute entière qui lui sort par les yeux, la corruption de ses dirigeants, ses artistes devenus fonctionnaires, qui ne vivent que de subventions, d’amitiés bien placées.

« En sortant de l’école, affirme-t-il, la plupart d’entre eux ne savent rien faire, il n’ont aucune qualification pour devenir les assistants d’autres artistes, leur seul choix est de devenir tout de suite de grands artistes, avec des concepts, des idées, puis de se trouver des assistants pour faire leur travail. »


Mutated Reality © Galerie Gary Tatintsian

Delvoye, lui, expérimente tout ce qu’il peut. Il est premier sur les nouvelles technologies, sur l’impression 3D, sur la création par ordinateur. Le rendu plastique de ses œuvres où la virtuosité rappelle les grandes apogées des arts appliqués ne doit pas occulter la modernité de son travail. 

Et il s’échappe. Nulle part, il ne semble aussi heureux que là où on ne l’attend pas. « Dès le début de ma carrière mes galeristes m’ont fait la morale : « Arrête de perdre ton temps en Chine, en Iran, en Russie, tu dois être à Londres, à New York, il est temps d’être mature ». Mais je n’ai jamais aimé faire ce qu’on me disait. » Alors, Wim ouvre une ferme en Chine, il y élève des cochons, lesquels deviendront ensuite des œuvres d’art exposées dans les salons du Louvre. Il passe une bonne partie de son temps en Iran où, depuis trois ans, il rénove un ancien palais et une école et présentera bientôt une grande exposition personnelle. Et puis, il vient s’amuser à Moscou, de temps en temps.

Wim Delvoye provoque ses pairs, les critiques, les galeristes, mais il respecte son public, toujours et partout. Quand il expose à Téhéran, il évite les œuvres religieuses, ou celles à forte connotation sexuelle. Il ne s'agit pas d'auto-censure, estime-t-il, seulement, ça choquerait les gens, et ce n’est pas le but. Non, Delvoye veut être compris partout et par tous, et après tout, pourquoi pas plaire à tout le monde. Ses figurines, ses parodies publicitaires, le branding de son nom à la Walt Disney, n’ont pas la même velléité destructrice que des œuvres néopop d’un Paul McCarthy. Même si, en l’occurrence, ces petites choses restent ironiques, elles témoignent d’une vraie volonté d’être accessibles par tous, connu du plus grand nombre.

En Belgique, l'artiste n'a d'ailleurs pas hésité à participer à une sorte de catalogue Panini pour enfants, dont le but est de collecter des photos de ses œuvres, sous forme de vignettes, jusqu’à posséder toute la collection. On pourrait ici souligner qu’en Russie, toute une génération d’artistes, d’Ilya Kabakov à Erik Bulatov, est passée par l’illustration de livres pour enfants.

Des rapprochements certes anecdotiques : les liens entretenus par Wim Delvoye avec la Russie sont assez minimes. L'artiste incarne au contraire cette multiplicité des influences et cet éclatement de la scène contemporaine qui font que parler d’un artiste en fonction de sa nationalité peut parfois perdre en pertinence. Il est alors d’autant plus précieux de profiter de sa présence à Moscou pour questionner la  création artistique russe, si souvent liée à l’histoire sociale, philosophique, et bien sûr esthétique de son pays, et pour mettre ces différents rapports au monde en dialogue.

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