Arts Visuels

Vitebsk sous les maîtres de l'Avant-garde russe (3/3)

Par MANON MASSET

Jusqu’au 16 juillet 2018, le Centre Pompidou à Paris présente une exposition inédite consacrée aux maîtres de l’Avant-garde russe. Si les pièces exposées sont aujourd’hui dispersées aux quatre coins du monde, la plupart d’entre elles ont vu le jour entre 1918 et 1922, à l’Ecole populaire d’art de Vitebsk, au nord-est de l’actuelle Biélorussie. La Dame de Pique vous propose un voyage au cœur de cette petite ville de province où s’est écrite l’histoire de l’art (troisième partie).

Longtemps boudé par les autorités locales, le passé avant-gardiste de Vitebsk retient aujourd’hui l’attention de la Ville. En juin 2016 et après de longues négociations, la rue Pravda dans laquelle se trouve l’ancienne école populaire d’art créée par Chagall, en 1918, a été rebaptisée du nom de l’enfant de Vitebsk. Dans cette rue Marc-Chagall, de jeunes artistes originaires de la municipalité ont d’ailleurs décoré divers bâtiments en reproduisant les œuvres des professeurs de l’école, comme Aéroplane volant de Malevitch (1915) ou encore un portrait géant du maître du Suprématisme.


Andreï Dukhovnikov, directeur du musée de l’Ecole populaire d’art de Vitebsk (Photo Kseniya Yablonskaya)

Un peu plus loin, c’est la façade d’une maison qui est recouverte d’un croquis de Malevitch. Réalisé dans les années 1980, il est l’œuvre des membres de collectif artistique Kvadrat (carré, en russe). « Les membres de Kvadrat ont même corrigé l’esquisse de Malevitch pour la rendre parfaite au niveau des proportions », commente le directeur du nouveau musée de l’Ecole populaire d’art de Vitebsk, Andreï Dukhovnikov.

La relève du Kvadrat
Actif de 1987 à 1994, le collectif Kvadrat (Carré, en russe) rassemble dix artistes, opposés à l’art officiel et qui défendent les principes de l’Avant-garde russe et du Postmodernisme dans la vie artistique en Biélorussie. Une de leurs actions-expositions phares, « Expérience », en 1988, est consacrée au 110ème anniversaire de Malevitch. C’est aussi le premier plein air international « Malevitch. UNOVIS. Modernité ». « L’esthétique de l’Avant-garde classique et la vision du monde des artistes de l’époque unissent aujourd’hui le Kvadrat et contribuent au développement individuel, chacun nourrissant l’espoir de trouver de nouvelles formes, l’audace et la liberté de création », commente à l’époque le collectif sur son site. Exposé en Europe et aux Etats-Unis, le collectif Kavdrat cessera cependant ses activités en 1994. Les œuvres de ses membres sont aujourd'hui exposées un peu partout dans le monde.

Des héritiers de l’UNOVIS ?
Pour l’un de ses anciens membres, Nikolaï Dundin, le collectif Kvadrat et les membres qui l’ont composé et créent encore aujourd’hui sont tous des disciples de l’école d’art de Vitebsk. Aujourd’hui à la tête de la galerie Stena (le mur), située à deux pas de la rue Marc-Chagall, Nikolaï Dundin estime que le patronnage de Marc Chagall est sans aucun doute un atout pour les artistes de Vitebsk. « Par défaut, à l’étranger, nous sommes des disciples de Chagall », estime-t-il.


A Vitebsk, une citation de Marc Chagall orne un bâtiment (Photo Kseniya Yablonskaya)

Reste que les artistes de Vitebsk sont quelque peu hors-cadre. « L’académie de Minsk créé des artistes sympas mais ils ont tendance à se contenter de copier leur professeur alors que nous, nous cherchons notre chemin de manière très individuelle », explique Nikolaï Dudin.

Un espace artistique unique en Biélorussie
Un point de vue que partage le directeur du Centre d’art contemporain de Vitebsk, Andreï Dukhovnikov, qui estime qu’aujourd’hui encore, les artistes à Vitebsk possèdent une « sensibilité particulière, réalisent des œuvres plus expérimentales et moins commerciales qu’à Minsk ». Devenu une sorte de guide artistique pour la jeunesse créative de Vitebsk, Dukhovnikov a d’ailleurs fondé en 2015, une sorte de filiale de son centre d’art contemporain, à savoir un espace artistique, indépendant et expérimental.


A Tolstoï n°3, Vitebsk (Photo Kseniya Yablonskaya)

Situé en plein centre-ville, le bâtiment qui héberge l’espace artistique Tolstoï n°3, du nom de la rue dans laquelle il se trouve, a été donné par la ville. « Un cadeau qui n’a pas manqué de faire des jaloux, puisque l’Église tente depuis longtemps de récupérer le bâtiment pour en faire une chapelle », indique Andreï Dukhovnikov. Un projet à mille lieues de celui du directeur du centre d’art contemporain qui est à la tête d’un « atelier créatif unique en Biélorussie ». « À Minsk, les espaces similaires sont tous privés », commente-t-il. Pour subsister, Tolstoï 3 fait également office de musée que les visiteurs peuvent découvrir pour moins d’un euro et le lieu accueille aussi des événements. Il peut par ailleurs compter sur quelques sponsors.


Dans l'espace artistique Tolstoï n°3 (Photo Kseniya Yablonskaya)

Entre autres artistes résidents à Tolstoï n°3, de jeunes artistes issus d’un collectif se sont récemment fait remarquer – ils sont particulièrement jeunes et audacieux. Baptisé F33, en référence à l’adresse de leur dortoir, le collectif rassemble une trentaine de jeunes – photographes, écrivains, artistes, chanteurs, danseurs, réalisateurs, etc. Leur but ? Se réunir pour partager leurs expériences, échanger des conseils, trouver d’autres artistes avec lesquels collaborer et organiser des expositions communes. « À Vitebsk, les jeunes artistes ont tendance à travailler chacun dans leur coin et ne cherchent pas le regard du public. Nous voulions que ça change », commente Liza Grischuk, 18 ans, à l’origine du projet.


Anna Koryagina, étudiante en art, co-fondatrice du collectif F33 à Vitebsk (Photo Kseniya Yablonskaya)

Parmi les sources d’aspiration de F33 : les avant-gardistes. « On ne peut pas nier le fait que Malevitch, Chagall et Lissitzky étaient ici et qu’ils nous influencent », insiste la jeune artiste. Parmi les œuvres de la jeune femme figure d’ailleurs un portrait de Chagall. « Comme lui, je me sens très liée à cet endroit car c’est ici que je suis en train de me former comme artiste même si d'un autre côté, je sais qu’un jour quitterai Vitebsk pour évoluer », explique-t-elle. « Mais tant que nous sommes ici, nous devons rendre à Vitebsk son statut de centre artistique et culturel », nuance Anna Koryagina, étudiante en art graphique à l’Université d’État de Vitebsk, qui a elle aussi participé à la création de F33.


A Tolstoï n°3 (Photo Kseniya Yablonskaya)

À leur grande satisfaction, leur première exposition qui s’est tenue en mars 2018 a attiré plus de deux cent personnes. Les deux artistes nourrissent l’espoir secret que F33 devienne un collectif d’artistes fort et reconnu en Biélorussie mais aussi à l’étranger. « On ne cherche pas à devenir le nouveau UNOVIS ou Kvadrat mais c’est agréable de savoir qu’on ne part pas de rien et que l'on peut s’inspirer de ces expériences », note Anna.

Des artistes talentueux mais timides
À l’étage inférieur, Evgueni Polovinsky travaille le bois. L’espace artistique « Tolstoï n°3 » ou « son refuge », comme il l’appelle, est devenu sa deuxième maison. « Je viens y dessiner et imaginer des objets artistiques pour rendre Vitebsk plus attrayant », explique-t-il tout simplement.

Début 2018, Evgueni a créé le personnage de Diadia Vitia (Oncle Vitia, en référence à Vitebsk). Avec sa silhouette noire et longiligne, surmontée d’un chapeau haut-de-forme, Didia Vitia se cache dans les lampadaires qui bordent les rues piétonnes du centre-ville. « Il se fait remarquer, mais il est timide. Il veut faire notre connaissance, mais il ne sait pas trop comment s’y prendre. Du coup, il essaye d’attirer notre attention en utilisant son environnement », décrit Evgueni, en indiquant de la main un lampadaire dans lequel l’oncle Vitia chasse les pigeons du parvis de l’Eglise. Sous le (vrai) parvis, une ribambelle de pigeons picorent les miettes de pain laissées par les passants.

Pour Evgueni, l’oncle Vitia est à l’image des habitants de Vitebsk, « talentueux mais trop peureux pour le montrer ». C’est aussi valable pour Evgueni. L’idée de l’oncle Vitia est amusante et ludique mais peu mise en valeur – aucun panneau n’indique, par exemple, la présence du personnage dans les lampadaires de la ville.


L'artiste Evgueni Polovinsky, créateur du personnage Oncle Vitia, ici avec sa dernière création dans le centre de Vitebsk (Photo K. Yablonskaya)

Tout aussi amusante, sa dernière idée est la création d’un « banc ». Chacune des lattes de bois qui compose le dossier et le siège de ce banc est amovible et représente, une fois les parties assemblées entre elles, le tableau d’un artiste de Vitebsk. Installé dans la rue piétonne du centre-ville, l’objet insolite attire petits et grands qui viennent actionner les blocs d’images jusqu’à reconstituer un tableau.

Comme Chagall, l’artiste se dit inspiré par sa ville natale. « C'est difficile à expliquer mais cette ville a une âme, une énergie particulière », explique Evgueni. Un sentiment que partagent la plupart des artistes de Vitebsk, dont Andreï Dukhovnikov, le guide artistique de Vitebsk, qui, à terme, voudrait faire des artistes de Vitebsk, d’hier mais aussi d’aujourd’hui, la nouvelle image de marque de la ville. Vitebsk, dit-il enfin, « une ville qui a quelque chose de magnétique et qu’il faut exploiter. »

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