Société

Sport en URSS : de la culture physique à la course aux médailles (1/2)

Par LUKAS AUBIN

Avant la révolution russe de 1917, le sport est une pratique réservée à l'élite. Après la révolution, tout change. Les usages politiques du sport agissent même comme des filtres révélateurs qui permettent de comprendre les logiques, les contradictions et les messages sous-jacents du régime. Petite histoire du sport sous l'URSS (première partie).


"Kolkhoziens, soyez sportifs", Alexandre Deineka, (1930).

Dans l'histoire russe, le sport fait son apparition tardivement. On distingue bien quelques prémices au cours du XIXe siècle mais ce ne sont que les soubresauts de quelques clubs prestigieux destinés à plaire à une minorité d'aristocrates. C'est réellement après l'abolition de l'esclavage en 1861 et l'accélération de la révolution industrielle que le sport se développe. Courses de chevaux, yachting et escrime laissent place aux sports modernes et occidentaux : le cyclisme en 1880, l'athlétisme en 1886, le football en 1894 et la boxe en 1895. A l'exception du football, le sport reste néanmoins une pratique réservée à une minorité de bien portants.

A la veille de la Première Guerre mondiale, l'Empire russe accuse le coup. La trop grande ruralité du pays ajoutée à une classe moyenne quasi-inexistante rend le développement du sport plus lent. Ce n'est réellement qu'après la révolution de 1917 que la situation prend une toute autre tournure.

Pour Sylvain Dufraisse, historien et spécialiste du sport sous l'URSS, « le sport professionnel est développé quand Lénine prend le pouvoir. Les cercles sportifs et les associations existent. Les bolchéviques s'appuient sur une doctrine politique qui doit se confronter aux réalités sociales et à la pratique du pouvoir. Ils ne font pas du passé table rase. Ils doivent s'adapter aux réalités existantes et sont confrontés à des forces sociales. »

La fizkultura soviétique
Ainsi, dès la fin de la guerre civile en Russie, l'URSS créée successivement l'Internationale rouge sportive (IRS) en 1921 et le Conseil suprême de la culture physique (CSCP) en 1923. L'IRS a comme objectif clair de « former une réserve suffisante de combattants révolutionnaires pour les luttes décisives ». Elle organise notamment de 1928 à 1934 les Spartakiades, légitimant ainsi le sport de compétition comme moyen de promouvoir « la saine émulation entre « avant-gardes physiques du prolétariat mondial » ». Les spartakiades (en russe Spartakiada) sont des rencontres sportives internationales destinées à faire concurrence aux Jeux olympiques, jugés trop « bourgeois ». Le but est de démontrer la supériorité de l'internationalisme prolétarien sur le capitalisme.


Les Spartakiades des peuples de l'URSS, examen de la force.

Le Conseil suprême de la culture physique, le CSCP, a quant à lui pour but de promouvoir la culture physique. Il regroupe des membres de différents commissariats du peuple provenant aussi bien de la Défense, de l'Education, du Travail, et de l'Intérieur, tout en étant placé sous la tutelle de la Santé. C'est ensemble qu'ils créent la fizicheskaya kultura soviétique, la culture physique (plus connue sous le terme de fizkultura), un terme longuement défini dans la Grande encyclopédie soviétique, en 1936 :

« La culture physique (fizkultura) est un réseau de méthodes et de moyens appliqués au développement physique, accru pour la santé et l’amélioration de chaque individu, et de l’ensemble du collectif. Seule la Révolution prolétarienne a permis le développement nécessaire de la fizkultura, dans son acceptation la plus large, dans l’intérêt de la classe ouvrière. En U.R.S.S., l’organisation des moyens de fizkultura aborde directement les questions de l’éducation communiste et la préparation des masses au travail et à la défense. Le développement corporel, la culture physique et l’éducation, une meilleure santé et l’amélioration de l’individu, sont toutes résolues par le respect d’un régime strict d’hygiène, par le renforcement de l’organisme par des moyens naturels(soleil, air, eau), et par la pratique d’exercices physiques ; gymnastique, sport, jeux, etc. L’exercice physique, et le sport en particulier, est l’aspect le plus actif, effectif et intéressant de la culture physique. »

Le CSCP explique également en 1923 que « La culture physique se donne pour but d’assainir et de perfectionner la race humaine et d’améliorer l’activité vitale de chacun. Elle comprend aussi bien la gestion de la vie quotidienne au sens général du terme (hygiène personnelle, utilisation des forces naturelles du soleil, de l’air et de l’eau, répartition judicieuse des temps de travail et de repos, etc.) que l’éducation physique par la gymnastique, les sports et les jeux qui ont acquis le plus haut degré de popularité parmi la jeunesse ouvrière et paysanne. ».

Hygiénisme et contrôle des corps
Ces très larges définitions font du sport l'un des piliers de la politique soviétique en le liant de facto à son idéologie et en le rendant présent dans la vie quotidienne de chaque citoyen soviétique. La fizkultura avait pour objectif principal de participer à la création de l'homo-sovieticus. C'est-à-dire en créant grâce à l'effort physique un individu sain de corps et d'esprit capable – tel un stakhanoviste – de travailler des heures durant sans ressentir la fatigue. La culture physique représente ainsi, sans distinction de sexe, la possibilité de rendre la population ouvrière plus performante en privilégiant les sports et les exercices correspondants au travail de chacun.


"Tous les records doivent être à nous !" (1935)

Le sport, selon les dirigeants soviétiques, doit également contribuer à faire reculer l'alcoolisme, à faire disparaître l'illettrisme et à apprendre à l'individu à se comporter en groupe. La masse peut alors devenir un collectif, dressé et docile, répondant en rythme aux injonctions données. Ce n'est pas un hasard si bon nombre de sports individuels réputés bourgeois furent interdits dans un premier temps (la boxe, l’haltérophilie, ou encore le tennis), afin d'éviter un phénomène d'individualisation.

Tout ceci contribue au développement de l'hygiénisme. C'est-à-dire l'usage du sport comme un vecteur d'assainissement social qui doit participer à la création de l'homme nouveau. Le « but (du sport) n'est pas de faire tomber des records mais bien d'apporter l'hygiène sociale aux populations arriérées » explique en 1928 le ministre de la santé soviétique, Nikolaï Semashko, le même qui, quelques années plus tôt, a déclamé de son verbe acéré : « Nous ne sommes certainement pas contre le sport. Au contraire, nous considérons le sport comme l’un des plus puissants moyens de l’éducation physique. Mais nous sommes contre un type de sport qui fait de celui qui le pratique un estropié au lieu de lui donner une meilleure santé ; nous sommes contre un type de sport qui, au lieu de promouvoir les bons sentiments de l’homme, fait de lui un animal. »

Refus et appropriation du modèle bourgeois
Cependant, de nombreuses contradictions viennent rapidement fissurer l'idéal communiste. Si la propagande du Parti distingue alors le bon et le mauvais sportif – le premier renvoie aux participants, le second aux spectateurs – les prémices du sport-spectacle comme vecteur de fierté et d'identité apparaissent néanmoins avec la création, le 3 avril 1930, du Conseil suprême de la culture physique (CSCP) qui, rattaché au comité central exécutif de l'URSS, a tous pouvoirs sur le sport soviétique. Des clubs sportifs – de football principalement  – sont alors créés au sein même des entreprises. Tous ont la même appellation suivie du nom de la ville à laquelle ils se rattachent : les Lokomotiv pour les cheminots ; les Spartak pour les cols blancs ; les Dynamo pour le NKVD ; les Etoiles Rouges pour l'armée, etc. Aujourd'hui encore, on trouve un peu partout en ex-Union soviétique l'héritage de cette tradition (Le Spartak Moscou, le Dynamo Riga, le Lokomotiv Sofia...).

Dans le même temps, l'URSS se dote d'infrastructures modernes pouvant accueillir plusieurs dizaines de milliers de spectateurs. Néanmoins, alors que l'on sent poindre une professionnalisation des athlètes de haut niveau, leur statut reste amateur. Une manière de montrer au monde la supériorité du modèle soviétique sur le capitalisme.


"Tu veux être entraîné comme ça !"

Si le triptyque « travail, défense, santé » prime toujours, on sent poindre dans les années 30 en URSS le vent du changement. Le sport soviétique « s'embourgeoise » en rentrant dans la danse de la compétition, à la fois au niveau national et international. La devise de rigueur, à partir de 1932, va dans ce sens ; il s'agit bien de « devancer systématiquement les performances des athlètes bourgeois des pays capitalistes », peut-on lire dans les Archives d'état de la Fédération de Russie datant du 19 juin 1932.

En contestant la primauté du capitalisme sur la matière sportive, le régime communiste est-il en train d'abandonner son essence idéologique et d'entrer en contradiction avec lui-même ?

Pour Sylvain Dufraisse, ce n'est pas si simple. « La compétition a été légitimée dès la fin des années 1920. La compétition n'est pas à réserver au monde bourgeois, dit Kroupskaïa. Elle doit participer à l'émulation des masses, à l'amélioration de l'ensemble de la société. Les Soviétiques ont donc prôné une forme de compétition socialiste qui correspondait aussi au désir de construire le socialisme dans un seul pays. Il y a eu donc un encodage idéologique soviétique de la compétition. », explique-t-il.

Cela pour mieux préparer « le grand tournant stalinien » qui donnera lieu, quelques années plus tard, à la course aux médailles. Celle-là même qui fera partie intégrante de la guerre froide que vont se livrer les deux grandes puissances d'alors : l'URSS et les Etats-Unis.

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