Lettres

Sotchi inventaire

Par CAROLINE GAUJARD-LARSON

Avec son premier roman paru récemment aux éditions Intervalles, le cinéaste français Jean-Claude Taki emmène le lecteur sur les bords de la mer Noire. Le récit sensible d'une disparition. Disparition d'une femme aimée, emportée par une vague. Disparition programmée d'une civilisation et d'une humanité, l'Union soviétique.

Quand Jean-Claude Taki débarque à Sotchi en 2008, c'est la première fois pour lui et peut-être la dernière. Dans cette ville russe baignée par la mer Noire, il a choisi de planter le décor de son premier roman. La tristesse de l'histoire qu'il est venu raconter détonne dans le paysage radieux des plages et des bananiers. Mais c'est bien là que son amie Irina, transposée plus tard en Olga dans Sotchi Inventaire, a perdu la vie à la fin de l'été 2006.

Cinéaste avant toute chose, Jean-Claude Taki est aussi « écrivain débutant », comme il le formule modestement. Son premier roman paru dernièrement en français aux éditions Intervalles constitue d'ailleurs l'un des éléments d'une trilogie consacré au même sujet : un film et deux livres. Tous trois racontent à leur manière la disparition d'Olga. Le film, Sotchi 255, sous forme de fiction plutôt que de documentaire, tout comme le roman Sotchi inventaire. Enfin, le livre de dessins de Guillaume Reynard, Sotchi pour mémoire (éd. Intervalles, 2013), illustrateur et peintre avec lequel le cinéaste forme un binôme qui écume régulièrement la Russie et les pays de l'ex-espace soviétique, vient compléter le tableau (lire notre article Sovietland, la perfection dans le détail sur l'exposition moscovite de Guillaume Reynard en 2013).

La chambre 255 de l'hôtel Primorskaïa à Sotchi © Guillaume Reynard (extrait de l'album Sotchi pour mémoire, éd. Intervalles, 2013)

Au début du processus de création, il y a ce court message écrit par une amie russe en mauvais français, une formulation lacunaire qui confère déjà au projet naissant sa part de poésie : « Le 29 août, Olga enfonce dans la mer. L'enterrement 6 septembre. » Deux ans plus tard, Jean-Claude Taki et Guillaume Reynard sont à Sotchi. Non pas pour effectuer un travail de deuil, mais plutôt, pour établir un « inventaire avant disparition ». « Je travaille beaucoup sur l'idée de la trace, de la disparition, confie le cinéaste-romancier. Et il se trouve que Sotchi et plus largement la Russie permettent un champ d'expérimentation incroyable. Ici tout va à une vitesse délirante. »

« Antonina avait compris que tu n'appartenais pas à la catégorie des Occidentaux arrogants, si fiers de leur système, et elle n'a pas tardé à se confier plus franchement en avouant son désaccord  sur cette nouvelle société ultra libérale qui avait vu le jour en Russie après l'effondrement de l'Union soviétique. Elle prenait l'exemple de sa ville en pleine mutation.

— L'ancien maire avait dit que Sotchi deviendrait une ville pour les riches. Mais il y a moins de monde qu'à l'époque soviétique ! Les riches, eux, préfèrent aller en Turquie, en Espagne, à Dubaï… C'est plus exotique… Ici c'est trop cher depuis que tout est privé. À l'époque soviétique, c'était pour le peuple et c'était plein. Maintenant c'est pour les riches, et voilà… 

Elle avait dit cela d'un ton sec avec dans sa dernière phrase une pointe d'ironie qui avait illuminé son visage. Tu ne disais rien, tu observais les pattes d'oie au coin de ses yeux ; cette femme t'était devenue sympathique. »

(Sotchi inventaire, p. 58)

Même si l'intrigue des trois œuvres est inspirée d'un fait réel, d'une amitié personnelle, « le film est une fiction, davantage qu'un documentaire, tout comme le roman. » Jean-Claude Taki part du principe que « le documentaire n'existe pas. Cette jeune femme qui meurt permet de questionner notre présence au monde. Autrement, sa mort resterait anecdotique. » Plutôt qu'une histoire de deuil, Sotchi inventaire raconte à la deuxième personne du singulier une histoire de fantôme. Le fantôme d'Olga, mais aussi le fantôme d'un pays qui n'existe plus.

« L'atmosphère paisible du port te rendait la disparition d'Olga encore plus énigmatique, plus tragique aussi. Cette torpeur indolente luttait contre ton sentiment de tristesse, et tu te demandais ce que tu faisais là, huit mois après la mort d'Olga. Le ridicule commençait à t'envahir. Le doute. Un doute total colonisant les raisons même de ta venue. Imbécile ! Dessiner les traces d'une disparue… Imbécile ! Son ventre. La cicatrice sur son ventre. Pourquoi étais-tu venu? Une idée, un coup de tête? Son rire, ses yeux, sa joie. Imbécile ! Ses seins. »

(Sotchi inventaire, p. 21)

« J'ai choisi le « tu » pour le narrateur et surtout l'imparfait, explique l'auteur. Cela permettait de conserver une certaine ambiguïté. « Tu » peut alors être énoncé par un narrateur omniscient ou au contraire signifier que le personnage se parle à lui-même. J'ai beaucoup de mal avec la naïveté en général et je ne peux pas m'identifier au héros. Alors pour briser un peu cette naïveté-là, j'ai voulu effacer la première personne et créer une sorte de trouble doublé d'une prise de distance. »

Dans Sotchi inventaire, « on n'échappe pas à la mélancolie. Dans ce lieu, dans cette histoire, on assiste à la finitude en permanence, c'est ce que je trouve très touchant. La nation russe est une nation du temps au sens romantique du terme, le temps qui glisse entre les doigts, qui laisse des stigmates. »

Concernant le sentiment qu'il nourrit pour l'Union soviétique, Jean-Claude Taki, qui parle russe, ne souhaite pas parler de nostalgie. Encore moins de nostalgie d'un système politique. « Avec Guillaume Reynard, nous partageons un goût pour la Russie, dit-il. Cette Russie qu'on a balayé d'une manière assez rapide. L'Occident a soudain fait table rase de soixante-dix années de manière très violente. Comme si les humains périmaient dans cette affaire. Comme s'ils n'étaient plus bons pour aucun système. Mais beaucoup de gens se définissent encore comme Soviétiques. On ne peut pas leur demander de basculer comme ça, quand bien même l'Union soviétique a disparu. »

Jean-Claude Taki. Photo DR

Sotchi inventaire, éd. Intervalles, Paris, 2013, 224 p., 18 €.

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