Scène

Sergueï Kouryokhine, le luxe d'être populaire

Par CLÉMENT CHAUTANT

Il y a vingt ans disparaissait Sergueï Kouryokhine, musicien avant-gardiste et artiste expérimental. Deux décennies plus tard, le mystère enveloppe toujours son œuvre. 


Popular Mechanics sur scène (Photo DR)

Le 9 juillet 2016 à Moscou, le Conservatoire Tchaïkovski se prêtait à un exercice bien périlleux : organiser un concert en hommage à un musicien disparu sans laisser la moindre partition derrière lui. L’artiste en question s’appelle Sergueï Kouryokhine, musicien expérimental de renom, mais aussi compositeur, acteur et provocateur hors pair. Vingt ans jour pour jour après sa disparition, le voilà mis à l’honneur à l’initiative d’un ensemble de musiciens, journalistes, musicologues et autres producteurs, tous grands admirateurs de celui que l'on surnomme « le Capitaine », pour la capacité qu’il avait à emprunter de nouveaux chemins, à incarner la figure de proue d’une certaine avant-garde.

Parmi ces inconditionnels de Kouryokhine l'on trouve Aleksandr Koushnir, directeur d’une agence de relations publiques qui collabore notamment avec Mumiy Troll et Zemfira. Surtout, Aleksandr Koushnir est l’auteur de plusieurs livres consacrés à la musique russe, dont le dernier porte précisément sur Sergueï Kouryokhine. Voilà dix ans qu'Aleksandr Koushnir se démène pour populariser l’œuvre de ce musicien qu’il qualifie tantôt de génie, tantôt de Dieu.


Sergueï Kouryokhine (Photo DR)

À l’époque où il découvre Kouryokhine, Koushnir tombe sur une vieille cassette VHS : elle contient des images rares, celles d'un concert de Kouryokhine datant de 1993, à Saint-Pétersbourg. Musicalement, « c’était magnifique, une sorte d’orchestre rock'n'roll complètement fou », se souvient-il. Mais ce qui compte avant tout dans cette vidéo, dit-il, c’est le personnage de Kouryokhine. Avant que ne débute son concert, poursuit Koushnir, l'artiste entreprend un étrange monologue d’une trentaine de minutes, sans l’appui de notes, monologue dans lequel il compare l’improvisation à une sorte de masturbation artistique. À la fin de son discours, Kouryokhine propose à son auditoire de le questionner sur sa performance, sans manquer de préciser qu'il faut parler fort puisqu’il est lui-même sourd et aveugle, comme il l’aurait maintes fois répété lors d'interviews. C'est alors que le parterre, mi-classe moyenne mi-intelligentsia, se mut dans un silence ébahi ou encore incrédule. Une attitude qui prévaudra tout au long du concert : « personne n’a compris ce qu’il voyait, c’était une folie divine. »

De la provocation chez Kouryokhine, il y en a, que l'impossibilité de rentrer son œuvre dans une case fait transparaître à elle-seule. Une œuvre multiple : Kouryokhine s’est essayé au Free Jazz, un genre débarrassé des conventions, de même qu’il pouvait être aperçu derrière un piano de conservatoire. « À une autre période de sa vie, c’était du heavy rock’n’roll ou des performances théâtrales », énumère Aleksandr Koushnir. Pour ce dernier, dont le livre a pourtant fouillé l’œuvre de Kouryokhine, son style est inqualifiable. Tout ce qu'il peut en dire, c'est qu'« il avait son propre style, ne ressemblant à aucun autre. C’était un art complètement libre. » Non moins fascinant : la capacité de Kouryokhine à rassembler les foules avec un art élitiste et hautement exigeant.

Faute de pouvoir mettre des mots sur le « style Kouryokhine », Aleksandr Koushnir nous oriente vers les différentes étapes de la carrière du musicien. Après une période Free Jazz et un premier album intitulé The Ways of Freedom, Kouryokhine se tourne vers le rock’n’roll en entamant une collaboration avec le célèbre groupe russe Aquarium (ou Akvarium). Une association inattendue pour Koushnir, à qui Kouryokhine aurait confié que « personne dans ce groupe ne savait jouer d’instruments ; ils avaient de bonnes idées mais pas de musique. » Ils travailleront pourtant ensemble le temps de trois albums (Triangle, Tabou et Radio Africa) dans un studio underground de Saint-Pétersbourg qui n’est autre qu’une Maison des Pionniers de Saint-Pétersbourg. Initialement destinée à servir d’école de musique pour les jeunes soviétiques mais secrètement transformée en studio d’enregistrement pendant la nuit ou les mois d’été à l’initiative de son directeur Andreï Tropillo, cette Maison permettra d'enregistrer une part importante du rock pétersbourgeois dans les années 1980.

De l’avis de Koushnir, ces albums sont « fantastiques » et Kouryokhine a vraiment été un atout pour le groupe Aquarium. Cette collaboration donna également à voir l’excentricité de l’artiste, la passion qu’il mettait dans les rares concerts donnés par le groupe. Koushnir évoque ainsi un concert où Kouryokhine mit toute son énergie, si bien qu’il acheva la représentation les mains couvertes d’ecchymoses et une phalange fracturée. « C’était à l’image de sa vie, celle d’un perfectionniste. » Ces concerts offrirent au public un artiste sans concession, qui jouait « chaque concert comme si c’était le dernier » et de manière tout à fait « inédite à chaque fois, y compris en termes d’arrangements. » Car Kouryokhine a cette particularité de ne jamais se reposer sur une partition, chaque représentation se devant d’être unique.

Avide d’expérimentation et épris de liberté, Sergueï Kouryokhine va rapidement faire évoluer cette collaboration avec Aquarium en un projet d’une toute autre ampleur. Il lance en 1984 un nouveau phénomène, surnommé « Popular Mechanics » (abrégé en Pop Mechanics), qui va le conduire à révolutionner l’idée de concert pour flirter avec la performance artistique. « Sur scène, il pouvait y avoir dix, cinquante, cent voire même trois cent personnes, elles-mêmes accompagnées d’animaux, des poules, une vache… » Dans cette joyeuse cacophonie, chacun est là pour exprimer son art de la manière la plus directe, la plus authentique qui soit, puisque les musiciens prenant part à un concert de Pop Mechanics ne s’infligent alors guère plus d’une répétition avant de monter sur scène. Le pari est osé, mais quand l'on sait qu’au génie de Kouryokhine, il faut additionner les plus grands talents soviétiques de l’époque (notamment Viktor Tsoï et son groupe Kino), nul ne doute plus du succès de l’entreprise.

Symbole de liberté dans une Union soviétique déclinante, Pop Mechanics prend la forme d'une machine comme devenue hors de contrôle et qui rassemble des individus débordant de créativité, des artistes qui souhaitent s’affranchir de toute réglementation. Même le « monde libre » sera mis à l’épreuve par ce monstre expérimental. À l’occasion de la première venue de Pop Mechanics en Europe, dans un festival à Stockholm en 1988, Kouryokhine fera un scandale sur scène, se plaignant de l’armée suédoise qui lui aurait refusé de lui confier un char d’assaut qu’il estimait nécessaire pour le concert. Attiré par l’esclandre, le public de la scène voisine où se produit alors le chanteur Pavarotti s’approche plus près de Pop Mechanics... Pour y découvrir une vingtaine de guitaristes jouant des riffs interminables, un professeur émérite de l’Université de Stockholm tenant un cours de biologie et de chimie, pendant qu’un musicien profite d’être sur scène pour se faire couper les cheveux… À l’époque, le quotidien anglais The Guardian parle d'une « divine madness », Aleksandr Koushnir parle lui d’une révolution qui contribua à détruire le mur de Berlin. Berlin où Pop Mechanics joua également et donc les musiciens réalisèrent la performance en uniformes de l'armée soviétique.

Jamais à court de provocation, Kouryokhine ne se contente pas de ces expérimentations sur scène. La télévision est également l’un de ses terrains de jeu favoris. Lors d’interviews télévisées, il appelle à plusieurs reprises les artistes de l’époque à transgresser les règles. Pourtant, « Kouryokhine n’était pas un leader politique, il était très libre dans sa tête et dans son cœur, mais il avait compris qu’après le mur de Berlin, il n’allait pas détruire les murs du Kremlin. »

Le souci de Kouryokhine est d'abord d'ordre artistique. L'artiste souhaite explorer de nouveaux horizons de liberté, convaincu qu’il est de vivre une époque semblable à celle qui vit éclore l’avant-garde russe, de Kandinsky à Lissitzky. C’est renforcé par cette conviction qu’il s’invite en mai 1991 dans une émission très populaire pour énoncer un syllogisme réduisant Lénine à l’état de champignon hallucinogène. Singeant les experts qui surgissent alors sur les plateaux télés pour asséner des arguments d’autorité, il met en garde la société post-soviétique contre le pouvoir de manipulation des médias dans un monde pourtant désormais libéré de la pensée unique jadis imposée par les institutions totalitaires.

De la musique, il en fera jusqu’à la fin de sa courte vie, mais toujours avec ce goût prononcé pour l’improvisation. C’est aujourd’hui ce qui rend difficile d’entretenir le souvenir d’un artiste total et de faire connaître son œuvre aux nouvelles générations. Ce que s'efforce pourtant de faire Aleksandr Koushnir, notamment avec l’aide du compositeur Alexeï Aïgui dont l’oreille absolue a permis de composer des partitions à partir d’enregistrements de concerts. Quant à l’influence de Sergueï Kouryokhine sur les musiciens russes contemporains, Koushnir regrette que « 90% d’entre eux n’aient même pas 10% de la liberté qui le caractérisait. » Il ajoute que « son style était très improvisé, vraiment unique. Il vivait l’instant présent et n’avait donc pas le temps de théoriser sa musique. »

L’an dernier, le moscovite Buttechno choisissait de mettre en musique le défilé du styliste Gosha Rubchinsky en samplant l’album Sparrow Oratorium. De là à penser que l’œuvre de Kouryokhine est indémodable, il n’y a qu’un pas.

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