Voyage

Samara, dans la course au Mondial

Par LUKAS AUBIN

À un an de la Coupe du monde de football qui se tiendra en Fédération de Russie, La Dame de Pique démarre une série mensuelle qui vous fait découvrir les onze villes-hôtesses de cette compétition très attendue en Russie, et partout ailleurs. Aujourd'hui, direction Samara.


Samara est l'une des onze villes russes à accueillir le Mondial 2018 (Photo Lukas Aubin)

Des onze villes russes qui accueillent la Coupe du monde de football à partir de juin 2018, elle est probablement l'une des plus méconnues. Sixième ville de Russie avec ses quelques 1,2 million d'habitants, Samara est située à 1 000 km au sud-est de la capitale russe, au confluent de la Volga et de la Samara et constitue un pôle économique majeur du bassin industriel de la Volga. Loin des grands évènements sportifs tenus régulièrement à Sotchi, Saint-Pétersbourg ou Moscou, Samara doit sa notoriété à son centre aérospatial, lequel est notamment à l'origine de la fusée Vostok qui mit Youri Gagarine en orbite en 1961. Ville hybride, comme il en est souvent en Russie, la ville donne l'impression de naviguer entre deux eaux, mi-tournée vers l'avenir, mi-nostalgique de l'époque soviétique.

Arpenter les rues de Samara permet d'emblée de constater un engouement certain qui entraine la ville vers la Coupe du monde 2018. Ses symboles sont partout. Pas une artère qui ne soit déjà décorée de drapeaux bleus et rouges à l'effigie de l'événement sportif, pas un quartier qui ne possède déjà son affiche officielle, rare le badaud qui n'aborde pas le sujet en présence d'un étranger. Ce jour-là, sur la « croisette » de Samara, la « Naberezhnaya », les habitants endimanchés flânent et vaquent à leurs occupations en longeant la Volga. Totalement reconstruite pour la Coupe du monde, l'avenue fait la fierté des Samarois. L'atmosphère qui y règne depuis les travaux n'est pas sans rappeler les descriptions de Gogol qui raconte la Perspective Nevsky dans les Nouvelles de Pétersbourg.


La « croisette » de Samara (Photo Lukas Aubin)

Comme les beaux jours arrivent, l’enthousiasme des habitants est palpable. « En été, Samara, c'est le Nice russe. Les gens se promènent le long de la Volga par centaines, et beaucoup s'y baignent, c'est une mer pour nous ! », s'extasie Dima, jeune homme de quinze ans. « J'adore le football », ajoute-t-il. Même si « je ne crois pas beaucoup en l'équipe russe. Donnez-moi la paie d'un joueur professionnel et je jure que je joue mieux que tous les rigolos présents sur le terrain. » Un peu plus loin, un vieil homme est lui aussi sceptique quant au potentiel de la formation nationale. Et puis, remarque-t-il, « à Samara on fait bien deux choses : la bière et les fusées, le football, ça n'a jamais été notre point fort ! »

Pas fous de foot
Cette défiance à l'égard du football local n'est pas nouvelle. Rappelons que, sous l'URSS déjà, malgré la passion nourrie par le pays pour le sport, le ballon rond tenait une place à part. Peu encouragé par le pouvoir soviétique du fait de son manque d'intérêt au moment de la Guerre froide – les Etats-Unis n'en étant pas friands (à l'inverse du hockey par exemple), le football connait depuis un siècle des fortunes diverses. Cahin-caha, l'équipe nationale soviétique a parfois tutoyé les sommets sans jamais les atteindre (finale perdue du championnat d'Europe de 1988) et souvent flirté avec les bas-fonds (non qualifiée pour les Coupes du monde de 1974 et de 1978). Finalement, il ne serait pas exagéré de comparer la santé du football russe en général à celle de l'équipe locale de Samara : le FK Krylia Sovetov (« les Ailes soviétiques »). Abonné aux aller-retours entre la première et la seconde division, le club n'a pas manqué de faire vivre un ascenseur émotionnel à ses supporters en grimpant en D1 en 2015, avant de redescendre en 2017, à seulement un an du Mondial.


Photo Lukas Aubin

Aujourd'hui, Samara ne brille pas par ses performances sportives. Et si le choix de la ville pour accueillir un événement d'une telle ampleur peut interroger au premier abord (outre une culture footballistique locale peu développée, le manque d'infrastructures est réel), ce choix peut s'expliquer par la volonté du pouvoir russe d'offrir au spectateur un panel de représentations variées symbolisant la diversité culturelle de la Russie. Le choix de la ville de Samara n'est ici pas anodin.

Une étoile industrielle
Historiquement et géographiquement, la ville est située à un carrefour de représentations très fortes pour la population russe. Construite au centre du bassin industriel de la Volga, le port de Samara fait office de lien touristique et économique au beau milieu de l'axe fluvial Saint-Pétersbourg-Moscou-Kazan-Saratov-Volgograd. Et si, actuellement, le dynamisme de la ville connait un certain déclin, déclin accentué par les crises que connait le pays depuis quelques années, elle fut sous l'URSS l'un des pôles majeurs de la course aux étoiles. Les monuments et autres symboles en la matière qui truffent la ville le rappellent. Une fusée soyouz originale, fleuron de l'industrie aéronautique locale, trône d'ailleurs en plein centre ville, du haut de ses 55 mètres. Un peu plus loin, le monument de la Gloire représente un ouvrier ailé s'élançant à la conquête de l'espace. Il fait peu de doutes que ces représentations spatialo-industrielles seront mises en avant durant l'évènement sportif international.


Monument de la Gloire à Samara (Photo Lukas Aubin)

Comme souvent en Russie, à Samara, sport et politique font bon ménage. Russie Unie, le parti du président russe, se trouve à la tête des gouvernements locaux et des principaux clubs de la ville à la fois. Par exemple, le président du conseil d'administration du FK Krylia Sovetov s'appelle Dmitri Chiakhtine, également ministre des sports de l'oblast de Samara. Cette connivence entre le sport et le pouvoir local exacerbe des tensions ressenties au contact de la population. « Pourquoi dépenser des milliards de roubles dans un stade de football quand on n'a pas de routes pour se déplacer ? », s'énerve par exemple un chauffeur de taxi qui appelle cela « avoir la folie des grandeurs ».

Une préparation laborieuse
Pour arriver au chantier du stade, il faut brinquebaler de route en route, de déviation en déviation, en évitant les nids de poule et en jouant des amortisseurs. Le centre-ville de Samara fait aujourd'hui un chaos indescriptible : les artères principales ont été éventrées, les églises sont en train d'être rénovées, et les ouvriers travaillent d'arrache-pied, qu'il vente ou bien qu'il neige. A quelques kilomètres de l'hypercentre, on commence à signaler le nouveau stade toujours en chantier. Au-delà d'un poteau surmonté d'une étoile rouge devenue grise a surgi un premier check point, puis un second. La sécurité est maximale. Plus loin, une fourmilière d'ouvriers s'active autour du squelette du futur stade de la ville. Ici, les travailleurs sont très souvent des immigrés. Un Géorgien évoque à demi-mot ce qu'il appelle « l'esclavagisme moderne ». « Je sais que je n'aurai jamais les papiers russes », confie l'ouvrier, « d'ailleurs je ne suis même pas certain de les vouloir, c'est surtout l'occasion d'avoir du travail facilement en fait. C'est très mal payé mais au moins je gagne ma vie et je peux nourrir ma famille ».


Le futur stade de Samara (Photo Lukas Aubin)

Difficile en tout cas d'imaginer que dans seulement un an, les supporters du monde entier déambuleront ici dans la joie et la bonne humeur tant le chemin à parcourir pour construire les infrastructures semble encore long. Nul besoin de quitter le centre touristique de la ville pour se figurer le caractère inégal des reconstructions. Certains bâtiments modernes d'architecture art-nouveau parfaitement léchées côtoient des bâtisses de bois en déliquescence, parmi lesquelles la maison d'Alexandre Tolstoï, citoyen notoire de Samara ; la maison en question tombe aujourd'hui en ruine. Une dichotomie que l'on retrouve un peu partout dans cette ville ouvrière biface, qui tantôt reconstruite, tantôt abandonnée.

De retour dans le centre ville, nous longeons la « croisette » de Samara, avant un rapide détour par la Place Kouïbychev – l'ancien nom de la ville (de 1935 à 1991) – où trône l'opéra. Toujours très loquaces, les passants sollicités ne se font pas prier pour marquer l'arrêt, prendre le temps de raconter, de décrire, d'expliquer leur ville. « Cette place est la plus grande de Russie, elle est plus grande que la place Rouge elle-même ! », raconte fièrement une dame âgée, emmitouflée dans son manteau. Dans un an, le monde entier le saura.


La Place Kouïbychev (Photo Lukas Aubin)

Lukas Aubin est chercheur en géopolitique. Ses travaux portent notamment sur les usages politiques du sport dans la Russie d'aujourd'hui.

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