Société

La Russie, corps et âmes (3/3)

Par LUKAS AUBIN

Peu de sources aujourd’hui disponibles et une certaine propagande auréolent de mystère ce que fut la sexualité à l’ère soviétique. La perestroïka puis la chute de l'URSS engendrent cependant une petite révolution : le sexe apparaît dans l'espace public russe (3/3).

Juillet 1986, en pleine perestroïka. Lors de l'émission télévisée américano-soviétique Les femmes parlent aux femmes, une citoyenne américaine demande, l’air espiègle : « Chez nous, à la télévision, la plupart des publicités ont un rapport avec le sexe, c'est le cas en URSS aussi ? » De petits rires parcourent le plateau, comme Lyudmila Ivanova, la représentante du comité des femmes soviétiques, s’apprête à répondre : « Il n'y a pas de sexe en URSS... », déclare-t-elle maladroite, visiblement tendue. La salle est hilare et personne n'entend la fin : « ...à la télévision ! », conclut-elle un peu tard. Cette intervention manquée restera gravée dans la mémoire collective, symbole de la chasteté supposée des Soviétiques. Cinq années plus tard, l'URSS s’effondre : les langues se délient, révélant une réalité bien différente.


Lyudmila Ivanova, interrogé par Vladimir Pozner (DR)

« En réalité, en URSS, il y avait un niveau assez élevé de liberté sexuelle. Plus élevé que dans de nombreux pays occidentaux. Mais dans la pratique les gens n'en parlaient pas. », explique Vladimir Linderman, créateur du premier et seul magazine érotique soviétique, Echio (Eще, « encore »).  Certaines études montrent par exemple que dans les années 1980 les femmes de Berlin-Est avaient deux fois plus d'orgasmes que celles de Berlin-Ouest. Les raisons ? Elles sont multiples. 

Dans les années 1950, alors que les pays occidentaux connaissent la prospérité économique et célèbrent la « ménagère », les pays communistes glorifient la femme travailleuse. Il n'était pas rare qu'une femme célibataire avec un ou plusieurs enfants travaille dans une entreprise d'état. Cette position permet aux femmes de l'Est d'acquérir une certaine indépendance en dépit d'une politique soviétique privilégiant le modèle de la famille nucléaire. Les femmes s'émancipent du modèle traditionnel et commencent à « porter la culotte », selon Kurt Stark, chercheur en sexologie. Les femmes soviétiques deviennent ainsi financièrement indépendantes et socialement intégrées.

Dans le même temps, l'absence de l'Eglise sous l’URSS joue également un grand rôle. « Les pays catholiques et protestants ont longtemps convaincu les femmes que le sexe libre était un pêché. Et c'est toujours le cas aujourd'hui. En URSS cela n'existait pas », explique Vladimir Linderman. « Il y avait même des programmes d'éducation sexuelle à la télévision d'Etat », ajoute-t-il.


Préservatif soviétique, 1955

C'est surtout à partir des années 1970 que l'érotisme réapparait en Union soviétique, ce qui coïncide avec l'affaiblissement de la censure, la restauration du droit à l'avortement (1955), et la création de cours d'éducation sexuelle (1973). La sexualité devient une affaire d'Etat car le nombre d'avortements clandestins ne cessent d'augmenter. À cet époque, le sujet est encore tellement tabou que le mot préservatif est rarement utilisé ; les Soviétiques lui préfèrent l’appellation « produit n°2 », en référence à l'entreprise qui les fabriquait. Le produit n°1 étant quant à lui… le masque à gaz !

En 1988, le monde entier découvre que le sexe existe en URSS avec l'apparition de la première scène de sexe de l'histoire du cinéma soviétique dans la Petite Véra. Et, plus tard, en 1990, alors que la perestroïka bat son plein et au crépuscule de l'Union, Vladimir Linderman décide de créer le premier (et seul!) magazine pornographique soviétique. Et ses intentions vont alors bien au-delà du sexe pour lui-même. 

« Je voulais créer une sorte de journal érotique « sérieux » avec des nouvelles, des interviews, de la littérature, etc. C'était très professionnel. Je voulais frapper idéologiquement les hypocrites qui prétendaient qu'il n'y avait pas de sexe en URSS », explique-t-il aujourd'hui. « Et nous avions un slogan pour le journal : « Pour un espace érotique unifié », par lequel nous signifions les Républiques de l'ex-URSS. Oui, clairement, le journal a joué un rôle dans la révolution de la conscience. »


Couverture d'un numéro du journal érotique Encore

Plus tard alors que l'URSS s'effondre, Vladimir Linderman ouvre le premier sex-shop de toute l'ex-URSS à Riga, en Lettonie. Le réveil des nations et la fin de l'Union soviétique offre de nouvelles perspectives. La Russie ne fait pas exception.

Le début du libéralisme sexuel ? 
Dans les années 1990 et au début des années 2000, la Russie est en ébullition. L'émission russe de télévision A propos, dans laquelle Elena Khanga parle de sexualité sans détour, fait un carton. Le groupe moscovite t.A.T.u. fait sensation avec son clip : les deux chanteuses du groupe s’y embrassent langoureusement. La publicité et les produits venus d’Amérique envahissent les rues du plus grand pays du monde. L'entrée dans le libéralisme est brutale. En 2004, le premier musée russe de l’érotisme ouvre à Saint-Pétersbourg. Et l'arrivée d'Internet donne soudain accès à la pornographie, aux réseaux sociaux et aux sites de rencontre. 

Parallèlement, les années noires qui suivent la fin de l'URSS sont le creuset d'une prostitution agressive et des personnes droguées échangent leur corps contre quelques dizaines de roubles. L'épidémie de Sida fait des ravages et, aujourd'hui encore, les statistiques en la matière ne sont pas disponibles. Toujours est-il qu'en 2008, 40% des Russes se disaient convaincus que le VIH pouvait être transmis par une piqûre de moustique. 

Aujourd’hui encore, la prévention sexuelle fait défaut. Parallèlement, dans les grandes villes, les langues se délient à mesure que la liberté sexuelle s'accroît. De nombreuses boîtes de nuits gays ont ouvert ces dernières années à Moscou, Saint-Pétersbourg et Ekaterinbourg notamment. Les oiseaux de nuit peuvent vivre leur sexualité sans tabous lors de soirées queer interminables.

« Aujourd'hui, le sexe est un produit de consommation dans les grandes villes russes. Si tu veux coucher avec quelqu’un, il suffit d'aller sur l’application Tinder par exemple et de montrer tes fesses si tu es une femme et tes abdos si tu es un homme », explique, laconique, Lyudmila, du haut de ses vingt-quatre ans. « Pour discuter, en revanche, c'est plus compliqué... »

Le retour de l'Eglise
Reste que depuis quelques années, on assiste au retour du puritanisme en Russie, à l'initiative conjointe de l'Eglise et de l'Etat. Les « valeurs traditionnelles » doivent être respectées à travers le mariage hétérosexuel monogame et à la famille nucléaire. Pour cela, il s'agit également d'éliminer l'érotisation de l'espace public et privé. En conséquences, en septembre 2016, le Roskomnadzor (le service fédéral de supervision des communications, des technologies de l'information et des médias de masse) a bloqué les deux sites pornographiques les plus visités dans le pays : PornHub et Youporn. 

Par ailleurs, la loi contre la « propagande homosexuelle » dans l'espace public contribue à marginaliser les pratiques jugées « déviantes » par l'orthodoxie. En 2006, la Gay pride est interdite à Moscou : le patriarche Alexis II va alors jusqu’à remercier en personne le maire de Moscou, Youri Loujkov, pour l'interdiction de ce qu'il appelle la « propagande publique de l'immoralité ». 

Pour certains, ce discours n’est qu’une posture de façade pour le pouvoir. « Il y a deux groupes en Russie, ceux qui pensent liberté et sexualité sans se mettre de barrières et ceux qui sont très pieux. » explique la jeune Lyudmila. « En s'alliant avec l'Eglise, Vladimir Poutine cherche à convaincre pour récupérer les votes des religieux du pays qui constituent une majorité silencieuse vivant dans les campagnes et dans les petites villes. »

Face à de tels discours réactionnaires, les clichés ont la dent dure. Durant la dernière Coupe du monde de football en Russie, Tamara Pletnyova, députée communiste russe, a exhorté les femmes à ne pas avoir de rapports sexuels avec des supporters étrangers pour ne pas risquer de devenir des mères célibataires. 

Il y a 100 ans, l'URSS légalisait pêle-mêle le droit à l'avortement, l'homosexualité, le droit de vote des femmes, et déconstruisait la famille traditionnelle en encourageant la multiplicité des relations sexuelles. Aujourd'hui, tout ceci existe encore bel et bien, malgré une histoire chaotique et loin d'être linéaire, mais le combat est de tous les instants. À Lyudmila de conclure : « Aucun retour en arrière n'est possible aujourd'hui. La liberté sexuelle est ancrée en nous. »

 

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