Société

« Rassurez vos lecteurs, la Russie restera fidèle! » (2/4)

Par SAMUEL MONTEIL

C’est une presse française en proie au doute et à l’inquiétude qui reçoit la nouvelle de cette Révolution septentrionale. Les mots d’ordre portés par les révolutionnaires, une « juste paix immédiate », la « remise des terres aux paysans » et la convocation d’une Assemblée Constituante n'enchantent guère une presse unanime quant à l’effort de guerre. 


L'Excelsior, le 9 novembre 1917.

Presse, ô ma presse, ne vois tu rien venir? Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui rougeoie… Le rouge octobre russe est accueilli en France par un pluvieux mois de novembre, par une presse dont l'attention est jusqu'ici captée toute entière par la guerre. Le 8 novembre, dans les journaux, toujours rien ou presque : les Anglais viennent de prendre Gaza, quant au nouvel ambassadeur de Russie, il clame haut et fort « Rassurez vos lecteurs, la Russie restera fidèle ». 

Inquiétudes et bicyclettes
Le lecteur de l'époque apprend tout du moins que les « maximalistes » (les bolchéviques, NDLR) menacent le gouvernement provisoire et, selon le journal L’Excelsior, « il paraît certain que Lénine serait revenu » et le risque qu’il instaure un régime  « anarchiste » est grand. Du Figaro, qui fustige  « l’agitation maximaliste », à L'Humanité, qui soutient Kerenski (chef du Gouvernement provisoire, NDLR), « toujours en lutte contre les maximalistes », on sent que la crise est proche. En effet, un conflit a éclaté entre l’État-major de Petrograd et le comité révolutionnaire du conseil des délégués ouvriers et soldats le 6 novembre, le gouverneur militaire ayant demandé l’envoi de renforts. En réaction, le comité révolutionnaire a rompu les pourparlers et a demandé à ses troupes de désobéir au gouvernement. Si selon Le Figaro, le gouvernement espère régler le conflit "pacifiquement", trois lignes plus bas, il apprend à ses lecteurs que le gouvernement a décidé de « considérer le comité (révolutionnaire, NDLR) comme illégal » : l'effet est radical. Dans Le Gaulois, on n’hésite pas à multiplier les titres choc, quitte à prendre un peu d'avance sur les nouvelles que l’on reçoit : si tous les journaux du jour se basent sur la dernière dépêche Havas, Le Gaulois annonce, lui, une « nouvelle insurrection maximaliste » en Russie : c’est en fait la menace d’une nouvelle guerre civile qui semble pointer à l’horizon, d’une nouvelle période de troubles, mais l’on ne sait pas encore que cette menace est devenue réalité presque deux jours plus tôt.

Ces tentatives de devancer l'actualité ne sont pas toutes aussi justes : dans L’Action Française, c’est « l’échec du mouvement maximaliste » qui est annoncé dans le titre. On apprend ainsi que cette journée pour le moins animée s'est en fait conclue dans le calme, et que les citoyens pétrogradiens peuvent dormir tranquille, le Palais d’Hiver étant gardé par des "cyclistes militaires". Ironie de l’histoire, ces unités cyclistes russes, les Samokatnaya, créées dès la fin du XIXème siècle et qui combattirent, à bicyclette, pendant la Première Guerre mondiale, se rangeront en fait pour la plupart du côté des bolchéviques lors de la prise du pouvoir d’Octobre. Ces Samokatnaya donneront même leur nom à l’une des rues du centre-ville moscovite en 1924, en l'honneur de soldats d'un bataillon de réserve stationné dans la rue voisine et tués lors de l'établissement du pouvoir soviétique à Moscou. Trois de ces "samokatchniks" furent même inhumés dans la nécropole du mur du Kremlin, véritable Panthéon russe, où ils reposent au côté des grands dirigeants, militaires et scientifiques de l'Union soviétique.


Samokatchniks

Une presse "minimaliste" qui maximise ses réactions
Malgré la présence de ces glorieux défenseurs sur deux-roues, la presse française est soucieuse. L’Humanité, qui est encore le journal de la Section Française de l'Internationale Ouvrière (SFIO) à l’époque, continue de soutenir Kerenski et son gouvernement social-démocrate, et s’inquiète de l’agitation de ces "maximalistes". Le Gaulois, plus vindicatif, va plus loin : pour lui, « il reste à souhaiter que le gouvernement provisoire montre l’énergie nécessaire et liquide définitivement l’irritante question des soviets ». Le calcul est simple : les soviets maintiennent l’agitation dans le pays, détournant la Russie de la guerre ; il faut donc supprimer, « liquider » les soviets, afin que les Russes retournent au champ de bataille. Les bolchéviques sont qualifiés de « parti allemand » et de véritable cinquième colonne infiltrée en Russie pour saper l’activité du gouvernement et permettre la victoire allemande. Les multiples déclarations du Gouvernement provisoire, que ce soit de manière directe ou par le biais de son ambassadeur, vont dans le sens d'un dévouement dans la guerre et d’un soutien aux revendications de la France (notamment concernant l’Alsace-Lorraine) ; les partis s'élevant contre le Gouvernement provisoire paraissent ainsi au contraire servir l’intérêt des Allemands.

D’après Le Gaulois, la population de Petrograd est elle-même « très inquiète » (le journal relaie l’opinion du journal russe La Gazette de la bourse qui, comme son nom l’indique, n’est pourtant pas le journal le plus populaire de Russie). Le Gaulois n’hésite pas à prédire de futurs combats qui vont « ensanglanter les rues de Petrograd ». Dans Le Figaro, si l’issue des troubles ne fait aucun doute, il n’en faut pas moins « blâmer sévèrement la folle entreprise des démagogues irresponsables », qui doivent réfléchir « avant de perdre définitivement la partie ». La presse est donc entièrement liguée contre ces maximalistes qui menacent d'ouvrir une période d’anarchie en Russie : le 7 novembre 1917, Louis de Robien, diplomate français basé à Petrograd, écrit dans ses mémoires : « une fois au pouvoir, les bolchéviques seront comme ceux qui y étaient avant eux et il n’y aura rien de changé ».

Et puis : « à la tombée de la nuit, aucun incident sérieux n’est signalé », annonce Le Figaro : à 21 h 40, le croiseur Aurore tirait une salve à blanc en direction du Palais d’Hiver, marquant le début de l’insurrection armée et de la prise de pouvoir par les bolchéviques.


L'Excelsior, le 9 novembre 1917.

À quoi rêves-tu, croiseur Aurore ?
Le 9 novembre, plus de deux jours après le changement de pouvoir en Russie, la France s’éveille en apprenant cette nouvelle qui changera le cours de l’histoire : la révolution bolchévique a eu lieu. Ou plutôt, comme l’annoncent les journaux du matin, « Kerenski a été déposé, et les maximalistes sont les maîtres ». Si La Croix continue de relayer les paroles du nouvel ambassadeur russe en France (qui ne représente désormais plus rien que lui même), elle se rattrape le lendemain en titrant « Pauvre Russie » en toute première page, et en affirmant que la Russie « est désormais aux mains des Allemands déguisés en Russes ».

Dans le reste de la presse, c’est l’effervescence : la nouvelle est enfin là, et il est temps pour les prophètes de se congratuler. Le Gaulois commence ainsi son article en expliquant que la révolution russe « a suivi la courbe désastreuse mais logique que nous avions prévu », tandis que L’Action Française explique que « la révolution russe entre dans une phase que l’on pouvait prévoir » (le jour précédent, ils affirmaient le contraire, NDLR). Le Gaulois  fait ensuite la démonstration du caractère inéluctable de ce dénouement, compte tenu de la situation, et n’hésite pas à titrer « L’Excès du mal et ses conséquences ». Pour ce journal, il faut espérer qu’avec cette prise de pouvoir, l'on touche « le fond de l’abîme » et que le problème sera ainsi bientôt résolu.

Dans L’Humanité, le temps est également à l’inquiétude et à la condamnation. On peut alors y lire : « tandis que Kerenski est déposé, Lénine triomphe. Et avec lui l’idée de la paix immédiate et toutes les surenchères qu’une masse ignorante accueillait sans discernement ». C’est Pierre Renaudel qui dirige alors le journal, socialiste favorable à la guerre, ce qui explique cette ligne éditoriale ; en octobre 1918 au contraire, avec l’arrivée de Pierre Cachin à la rédaction en chef, une orientation plus pro-bolchévique verra le jour. Pour l’instant cependant, L’Humanité espère que les « socialistes clairvoyants » vont réagir face à ce « péril » et aspire à ce que « de l’excès même du mal, le bien peut encore sortir ». La question qui plane est donc celle-ci : jusqu’où ira cet « excès de mal » ? Pour L’Action Française, après le drapeau rouge peut venir le drapeau noir : peut-être que la crise russe n’est pas terminée, et que le pire est encore à venir. Lénine triomphe, « pour l’instant », pour reprendre le titre du Petit Parisien.


Le Gaulois, le 9 novembre 1017.

Kerenski : grandeur et décadence
Ce qu’interrogent les journaux du jour, c’est aussi – et surtout – le rôle de Kerenski dans cette crise. Dans les colonnes du Petit Parisien, on découvre une interview de M. Roubanovitch, l’un des chefs du parti socialiste révolutionnaire russe, qui avance que « la générosité de Kerenski, qui croyait au bon sens des maximalistes eux-même, a causé son échec momentané ». Cet épisode ne serait donc que très temporaire et un retour aux affaires de Kerenski, abusé par sa générosité, reste envisageable. Dans L’Humanité, on défend également Kerenski, et l'on pense que si les maximalistes l’ont déposé, ce n’est pas faute d’avoir essayé de les en empêcher. La faute revient ainsi au Conseil démocratique, qui en refusant de soutenir Kerenski lors d’un vote destiné à réprimer lesdits maximalistes, a ouvert la voie au coup d’État. Dans L’Excelsior, journal plutôt à gauche, c’est un véritable panégyrique de Kerenski que l'on peut lire : si celui-ci, après son « immense » effort, a « laissé les événements suivre leur cours », il n’en demeure pas moins un « homme généreux qui a donné le meilleur de lui-même au salut de la Russie ». S’il a laissé les bolchéviques accéder au pouvoir, cela est excusable au vu de son œuvre admirable, dit L’Excelsior. Un article entier lui est ici consacré, intitulé « Kerenski, avocat, député, ministre, généralissime dictateur », qui ne lésine pas sur les superlatifs : son action sur l’armée russe restera « inoubliable », son rôle fut «immense », il s’est même battu (« glorieusement » bien sûr) sur le front contre l’Allemagne. Un héros, en somme. Et son retour ne devrait pas tarder.

Dans une interview de l’ambassadeur de Russie accordée au même journal, ce dernier estime que le mouvement « sera enrayé par le premier régiment de cosaques qui interviendra ».  Dans Le Gaulois, si  l’on espère aussi que les cosaques sont en route, l'opinion émise au sujet de Kerenski est beaucoup plus mitigée : le journal condamne ses multiples – et « graves » – « erreurs », ses « concessions » et finalement, ses « intrigues de couloir », qui ne pouvaient mener qu’à une situation de crise. Dans Le Figaro, les critiques vont même plus loin : la « folie révolutionnaire » a mis la Russie en piteux état, et peut-être vaut-il même mieux un nouveau gouvernement radical qu’un « gouvernement esclave de ses pires adversaires et décidément incapable d’agir ». 

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