Lettres

Petite histoire des samizdats

Par Jelena Prtoric

Système clandestin de circulation des écrits propre à l'Union soviétique, les « samizdats » ont évolué au gré des changements politiques. Leur histoire, ainsi que celle de leurs auteurs et lecteurs, mérite ici d'être racontée, ne serait-ce que pour ne pas « oublier notre passé ».

Musée Sakharov de Moscou. Photo Jelena Prtoric

« La nuit, quand les enfants étaient couchés, quand tout était tranquille, on se réunissait dans la cuisine, en famille ou entre amis, et les feuilles des samizdats passaient de main en main. »  Tamara Iakovlieva ne se rappelle plus quel samizdat elle a lu en premier. Elle se rappelle bien en revanche le contexte de cette première lecture.

Aujourd’hui, cette lectrice assidue travaille comme guide au musée Sakharov de Moscou. Créé en 1996 en hommage au prix Nobel de la paix, physicien nucléaire et dissident soviétique Andreï Sakharov, l'établissement constitue un haut lieu de mémoire pour la dissidence. Les samizdats – du russe sam (« soi ») et izadat (« publier »), c'est-à-dire auto-publications – existent depuis toujours, comme le soulignent nombre de chercheurs qui se sont penchés sur le sujet. Les samizdats soviétiques constituent ainsi un moyen de libre circulation de la parole des dissidents. Les œuvres, divulguées par le biais d’un circuit informel, sont alors écrites, copiées et distribuées par l’auteur même et ses lecteurs. Le terme « samizdat », inventé par le poète Nikolaï Glazkov dans les années 1940, vient parodier les éditeurs officiels : à cette époque, Glazkov publie un recueil de ses poèmes sous un nom d'éditeur fictif ou « samsebjaizdat », que l'on peut traduire de la sorte : « je m'auto-publie ».

« Les premiers samizdats racontaient la vie des prisonniers du goulag »

« Pour comprendre l’histoire des samizdat sous l’URSS, il faut remonter aux premières années Khrouchtchev », explique Tamara Viktorovna. Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du Parti communiste de l'Union soviétique de 1953 à 1964 dénonce le culte de la personnalité de Staline lors du Congrès du Parti en 1956, avant de faire libérer des prisonniers politiques enfermés dans les goulags. Une période appelée volontiers « dégel », « car l’hiver était fini, mais le printemps n’était pas encore là »« Il ne s’agissait pas d’une époque de liberté complète », avertit Tamara, « ni pour les prisonniers, libérés du goulag, écartés de leur ville d’origine ainsi que de tous les centres de pouvoir du pays, ni pour le reste de la population. Car si le règne de la terreur stalinienne touchait à sa fin, la répression administrative, elle, avait survécu ».

Un vent d’optimisme souffle cependant : « les gens ont moins peur et les anecdotes politiques se racontent librement – peut-être pas dans la rue, du moins à la maison », explique le guide. C'est ainsi que les khrouchtchevkas ou khrouchtchoby jouent un rôle important dans le développement des samizdats. Ces immeubles de cinq étages, construits en masse à l'époque de Khrouchtchev, ne sont pas des plus confortables mais permettent à la population de quitter les kommounalkas, ces logements communautaires soviétiques où plusieurs familles partagent jusqu'alors le même espace de vie. Or, « même si les cuisines des khrouchtschoby étaient minuscules, elles sont vite devenues un lieu de réunion le soir, explique Tamara. Les gens s'y sentaient à l’aise, sachant qu'ils sont affranchis de colocataires assez curieux pour les espionner. »

C’est dans ce contexte que le samizdat propre aux survivants des goulags se développe. « Les prisonniers commencent à raconter des histoires sur cette période de leur vie, les écrivent ou les dictent à quelqu’un d’autre. La vraie star de l’époque, c'est elle », lance alors Tamara, comme elle désigne une machine à écrire présentée dans une vitrine du musée Sakharov. Six feuilles extrêmement fines – on dirait des feuilles à rouler –, entourent son cylindre. Chacune d'elles est séparée par du papier carbone. « Souvent, les textes étaient presque illisibles car, pour faire le plus grand nombre de copies possible, on choisissait un papier fin et fragile avec un interligne très étroit. » Une fois les textes tapés à la machine, ils sont distribués en main propre à des amis ou en tout cas, à des connaissances sûres, qui reproduisent à leur tour d’autres copies.

D’une circulation libre à une nouvelle clandestinité

« Au début, la distribution se faisait assez librement, raconte la guide. On ne montrait pas ces samizdats à tout le monde, évidemment, mais on pouvait se promener avec des copies dans son sac ». C'est ainsi que les samizdats se propagent dans tout le pays. Ce type d'écrits débouchera d'ailleurs sur quatre prix Nobel décernés plus tard à Brodsky, Pasternak, Soljenitsyne et Sakharov. Parmi les œuvres publiées, on ne retrouve pas seulement des mémoires d'anciens prisonniers du goulag, mais aussi des ouvrages écrits sous Staline et qui n’ont encore jamais été publiés. De même, on importe dans certains cas des œuvres publiées hors d'URSS et appelées « tamizdats », c'est-à-dire des œuvres d'écrivains étrangers interdits en Russie ou encore celles d'écrivains russes exilés. Cette relative liberté de création et de circulation finit avec le procès intenté à Andrei Siniawski et Yulij Daniel en 1966. « Leurs ouvrages ont été publiés à l’étranger, ce qui ne représentait pas un crime en soi, nous explique-t-on, étant donné que la loi soviétique n’interdisait pas la publication d’auteurs russes à l’étranger. Mais bien sûr, si leurs œuvres n'avaient pas passé les frontières de l’URSS, alors probablement, ils n’auraient pas fini au tribunal. Il ne fallait pas que l’on sache à l’étranger ce qui se faisait en Russie. »

Le prix Nobel de littérature Alexandre Soljenitsyne prenant le train à Vladivostok à l'été 1994 (photo DR)

A partir du moment où les deux écrivains sont condamnés pour crime d’agitation anti-soviétique – Siniawski écope de sept ans d'enfermement et Daniel de douze ans –, les arrestations et peines de prisons se multiplient de nouveau. De même, à partir des années 1970, on utilise massivement la psychiatrie punitive : les dissidents sont internés dans des asiles psychiatriques (psikhouchkas) après avoir été taxés de schizophrénie, le plus souvent, puis soumis à des traitements neuroleptiques ou autres thérapies de choc. Face à cette répression, le samizdat change. « D'un système peu organisé et relativement ouvert, explique Tamara, on est passé à une forme plus structurée et clandestine d’activité ». On dissimule désormais les textes dans des objets du quotidien pour les transporter : de l’emballage alimentaire aux jouets pour enfants. Reste que « cette répression n’a fait qu’intensifier la production de samizdats. Par ailleurs, les gens commencent à réunir des fonds pour aider les personnes emprisonnées et leurs familles. »

Certains dissidents ne seront libérés de prison qu’après l’effondrement de l’Union soviétique. D’autres réussiront à fuir le pays ou seront expulsés comme Alexandre Soljenitsyne. La version russe de L'Archipel du Goulag, important témoignage de cette vie au sein du système concentrationnaire qu'est le goulag, parait à Paris en 1973, après le passage clandestin du manuscrit hors d'URSS. En février 1974, l'écrivain sera arrêté et expulsé de son pays. « J’ai vu l'une de ses premières interviews en Occident, peu après son exil, se rappelle Tamara Iakovlieva au sujet de Soljenitsyne. Il disait qu’il ne rentrerait en URSS que lorsque ses livres seraient vendus librement dans les librairies. Ce jour-là, j'étais avec des amis – on était une vingtaine réunis devant la télévision – et nous avons tous fait la même remarque : dans ce cas il ne rentrera jamais! » Tamara sourit. « Nous avions tort, évidemment, puisque maintenant, ses œuvres se vendent partout, conclut-elle. Et pourtant, personne ne les lit. Nous sommes en train d’oublier notre passé. »

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