Société

Oziorsk, 1957 : Quand seuls les arbres se souviennent

Par MANON MASSET

Alors que la série Tchernobyl de HBO cartonne sur le Net, beaucoup ignorent qu’un drame d’une gravité quasi similaire à la catastrophe nucléaire de 1986 a eu lieu 30 ans plus tôt, en 1957, à Oziorsk (Sibérie). Longtemps gardé secret par les autorités soviétiques, cet autre accident est aujourd’hui raconté par le metteur en scène belge Fabrice Murgia dans La Mémoire des arbres.

Aux abords d’une forêt sombre et dense, la salle de contrôle d’une centrale nucléaire a été transformée en squat. C’est ici que vit un scientifique soviétique, qui tousse à s’arracher les poumons. Et de tenter de reconstituer des fragments de souvenirs. « Je suis né dans une ville qui n’existe pas et je souffre d’un mal invisible à cause d’une catastrophe inconnue », raconte-t-il.


La Mémoire des arbres © Photo Hubert Amiel

Au fond de la scène, un écran géant projette par intermittence les visages de victimes de la catastrophe nucléaire de 1957 survenue à Oziorsk (Sibérie). L’acteur Josse De Pauw reprend presque mot pour mot leurs propos : « À l’époque, on vivait bien, la vie était belle. On ne posait pas de questions », raconte le scientifique.

En URSS, c’est surtout le patriotisme et l’idéologie qui priment. Les habitants de la ville d’Oziorsk travaillent pour le complexe militaro-industriel Maïak visant à fabriquer des bombes atomiques. Ils sont considérés comme des défenseurs de la patrie. Privilégiés, ils vivent mieux que partout ailleurs en Union soviétique. « On nous appelait les enfants-chocolats », se rappelle Nadejda qui a grandi à Oziorsk. Dans cette région pauvre, les autorités couvraient ainsi de chocolats et de caviars les habitants de cette cité à part.

Construite dans un contexte d’après-guerre, la ville fermée d’Oziorsk est connue sous les noms de Tcheliabinsk-65 puis 40 pour maintenir son existence secrète. Pour les autorités soviétiques, la ville n’existe pas. Elle n’est même pas identifiée sur le cadastre.

Mais le 29 septembre 1957, des cuves de déchets radioactifs enterrées de l’usine Maïak explosent. Au moins 200 personnes décèdent, 10 000 personnes sont évacuées et 470 000 personnes sont exposées aux radiations.

Pourtant, personne ne saura rien de cet accident, ni de ses conséquences. Le régime soviétique en a fait un secret d’État alors que les habitants sont exposés à des quantités de radiations parfois jusqu’à cinq fois plus élevées qu’à Tchernobyl. La rivière Tetcha qui coule à Oziorsk et le lac Karatchay tout proche ont contaminé des milliers de personnes pendant des dizaines d’années et figurent aujourd’hui parmi les lieux les plus irradiés au monde.


La Mémoire des arbres © Photo Hubert Amiel

Il faut attendre 1976 pour qu’un biologiste soviétique réfugié aux États-Unis, Jaurès Medvedev, révèle la catastrophe qui s’est produit vingt ans plus tôt. On l’appelle alors la « catastrophe de Kychtym » - du nom de la seule ville connue alentour.

Une histoire faite pour le théâtre
Cette histoire digne d’une fiction a suscité la curiosité du metteur en scène Fabrice Murgia. Il en a entendu parler pour la première fois dans un reportage de l'émission Envoyé Spécial, consacrée au nuage de ruthénium qui a traversé l’Europe en 2017. Ce nuage radioactif provient alors d’un complexe nucléaire dans l’Oural. « On dirait que cet événement est fait pour le théâtre. Autour de moi, on ne me croit pas – on parle tout de même de la première catastrophe nucléaire de cette ampleur, aussi importante que Tchernobyl et pourtant inconnue du grand public », martèle-t-il.

Le metteur en scène décide alors de se rendre sur place en janvier 2019 pour rencontrer les victimes de l’accident. Pour son premier voyage en Russie, il enquête autour de la ville mais n’entre pas dans Oziorsk. La ville est une zato, toujours fermée en raison du site Maïak qui est toujours opérationnel. Il a été l’un des principaux sites de fabrication du plutonium pendant la guerre froide et traite aujourd’hui des déchets nucléaires civils et militaires.

Sur place, Fabrice Murgia ressent la radioactivité « comme un ennemi invisible ». « Même si on l’oublie vite, il n’existe aucune protection, les gens continuent à vivre là, boivent l’eau et mangent le poisson », insiste-t-il.

Au-delà des barrières qui entourent la ville, le metteur en scène longe d’immenses forêts qui lui ont inspiré le titre de son spectacle La Mémoire des arbres. « On se disait que les arbres, eux, savaient, qu’ils étaient les seuls témoins de cet accident », explique-t-il.


La Mémoire des arbres © Photo Hubert Amiel

Au fur et à mesure des rencontres, il s’étonne par ailleurs de l’accueil et de l’ouverture d’esprit des gens. « Vu les clichés sur la froideur des Russes, j’ai été touché par toutes ces victimes qui nous ont facilement ouvert leur porte », admet-t-il.

Une lueur d’« Espoir »
Parmi les victimes rencontrées, Nadejda Koutepova est un cas à part. Originaire d’Oziorsk, cette activiste a fui la Russie en 2015 et vit aujourd’hui en France où elle a obtenu le statut de réfugiée politique.

Aujourd’hui, dans la salle principale du Théâtre national, elle assiste au spectacle qu’elle a aidé à écrire. Ses yeux brillent et son regard est déterminé car l’histoire que raconte Fabrice Murgia est la sienne, celle de ses proches. Celle d’une jeune fille qui a perdu son père, liquidateur de l’accident de 1957, qui succombe à un cancer alors que son enfant n'a que onze ans et de sa mère, morte de n’avoir jamais obtenu justice pour son mari. Les victimes des radiations sont aussi ses amis, des connaissances qu’elle a aidées et défendues. « Ce sont réellement des gens courageux parce que dans notre région, on ne parle pas de cette catastrophe et de leurs conséquences. Tous ces gens vont aujourd’hui à l’encontre de l’opinion publique, pour raconter ce qu’il s’y passe réellement. »


La Mémoire des arbres © Photo Hubert Amiel

Du courage, Nadejda n’en manque pas. Depuis vingt ans, elle se bat pour permettre que soient indemnisées les victimes de la catastrophe nucléaire. Lorsqu’elle découvre la vérité sur l’accident de 1957 à la chute de l’Union soviétique, la jeune femme, juriste de formation, crée une association baptisée « Planète espoir » (Espoir, qui en russe se traduit par « Nadejda ») pour venir en aide aux victimes.

Si Nadejda a remporté de nombreuses victoires, y compris auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, elle s’est également vitre retrouvée dans le collimateur des autorités russes qui ont cherché à entraver son travail. En 2015, son association est déclarée « agent de l’étranger » et liquidée. Après avoir reçu des menaces, Nadejda a fini par fuir la Russie avec ses trois enfants et a obtenu l’asile politique en France en 2015.

C’est désormais depuis Paris qu’elle poursuit son combat car le complexe nucléaire continue de provoquer des dégâts. « Oziorsk a l’ambition de devenir une plateforme mondiale de traitement des déchets radioactifs alors qu’elle continue de contaminer les sols, l’eau et les quelques villages alentours qui n’ont jamais été évacués », déplore la jeune femme.  Interdite de territoire russe, Nadejda est cependant limitée dans ses actions juridiques. Désormais, elle s’attache avant tout à sensibiliser le public à cette catastrophe via les médias.

Toucher en plein cœur
Contactée par Fabrice Murgia pour l’aider à écrire le spectacle, elle a été immédiatement séduite par le projet. Pour l’activiste, il s’agit d’une première. « En tant que juriste, je parle la langue de la loi et j’ai toujours trouvé difficile de sensibiliser les gens à la catastrophe mais via le spectacle, j’ai enfin trouvé le moyen de toucher le cœur du public, de susciter la compassion et l’émotion », s’enthousiasme-t-elle.


Nadejda Koutepova © Benoît Henken

A l’entrée de la salle, le public reçoit ainsi un casque d’où provient une musique composée par Dominique Pauwels qui était du voyage russe. Les notes glaçantes plongent le spectateur dans un univers à la fois inquiétant et touchant. La pièce qui relève en partie du documentaire permet aussi au spectateur de s’identifier aux victimes. « Le public peut comprendre que la situation est catastrophique et que cela continue d’empirer, que les droits des personnes sont bafoués et qu’il faut les défendre et faire triompher la justice », conclut Nadejda.

La Mémoire des arbres est la troisième création de Fabrice Murgia dans un cycle intitulé Ghost Road. Après avoir traité de la désillusion autour du rêve américain, de la dictature chilienne dans le désert d’Atacama, Fabrice Murgia raconte son aventure à Oziorsk qu’il considère comme une aventure à part - le metteur en scène se voit bien retourner en Russie pour nourrir d’autres projets. Sans compter que « j’adore les acteurs russes. La Russie est un pays avec une tradition d’acteurs incroyable. »

La Mémoire des arbres, de Fabrice Murgia - En tournée en 2019-2020 

En 2019

Théâtre National Wallonie-Bruxelles (BE) : Jusqu’au 22 septembre 2019 - Achetez vos billets !
Théâtre Jean Vilar – Vitry-sur-Seine (FR) : Le 20 novembre 2019 - Achetez vos billets !

En 2020

Théâtre Joliette, Scène conventionnée – Marseille (FR) : Les 16 et 17 janvier 2020
NTGent – Gand (BE) : Les 22 et 23 janvier 2020
Festival Mythos – Rennes (FR) : Les 30 et 31 mars 2020 

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