Arts Visuels

NEMOSKVA. La Russie toute entière

Par MANON MASSET

Les Russes vous le diront : « Mosvka – nie Rossia », Moscou n’est pas la Russie. C’est précisément la raison pour laquelle la plateforme d’art contemporain NEMOSKVA (« More than Moscow », en anglais) s’est mise en quête des meilleurs artistes des régions russes en empruntant le train, via la mythique ligne du Transsibérien, sans passer ni par Moscou, ni par Saint-Pétersbourg. L’exposition « The Twelfth Time Zone » présentée au Palais des Beaux-arts de Bruxelles (BOZAR) jusqu’en septembre 2019 en est le résultat.

Tout a commencé à l’été 2018 : une soixantaine d’experts russes et étrangers du milieu de l’art contemporain embarquent à bord du Transsibérien pour une grande expédition artistique. Un mois durant, commissaires d’exposition, philosophes, chercheurs et critiques d’art venus des quatre coins du monde vont parcourir pas moins de 9 289 km, traverser onze fuseaux horaires, visiter douze villes russes et y rencontrer une centaine d’artistes. Leur objectif : découvrir les formes d’art contemporain qui s’épanouissent loin des centres névralgiques traditionnels russes que sont Moscou et Saint-Pétersbourg.


© Andrey Khudyakov

« C’est une aventure hors du commun qui permet de prendre le temps et de profiter de chaque environnement », estime quant à lui Antonio Geusa, conseiller curatorial du projet qui a pris part au voyage. Pour lui, les douze villes de Russie traversées sont autant de pays différents. « Nijni-Novgorod n’a rien à voir avec Oulan-Oudé, raconte-t-il. Vladivostok et Khabarovsk, à seulement une nuit de train l’une de l’autre, sont deux villes complètement différentes. La première est profondément tournée vers l’Asie tandis que l’autre est la plus occidentale des villes que nous ayons visitées. »


L'équipe de Nemoskva, au terminus du Transsibérien, à Vladivostok © Andrey Khudyakov

À chaque escale, la caravane d’experts a pris soin d’organiser une séance de présentation du projet à laquelle tous les artistes contemporains de la région ont été invités à participer. Une fois l’heureux élu désigné, l’artiste ou le collectif retenu s’est vu offrir la possibilité de mettre en pratique son idée, puis de prendre part ensuite à un voyage jusque dans la capitale européenne pour présenter son œuvre. Une opportunité unique, selon Elena Anosova, une artiste originaire d’Irkoutsk (Sibérie orientale, NDLR), car « quand on vit si loin des grands centres, il est difficile et coûteux pour un artiste de se déplacer pour des expositions de grande envergure », explique-t-elle.

Changer le regard porté sur les régions russes
Un problème auquel est confronté Alisa Prudnikova tous les jours. A l’origine du projet, la directrice artistique de la Biennale industrielle d’art contemporain de l’Oural se bat quotidiennement pour mettre en lumière le travail des artistes des régions russes. « Généralement, les gens pensent que la scène culturelle russe se limite à Moscou et Saint-Pétersbourg. C’est faux », tranche-t-elle.


Alisa Prudnikova, à l'origine du projet, est directrice artistique de la Biennale industrielle d’art contemporain de l’Oural © Andrey Khudyakov

Pour elle qui vient d’Ekaterinbourg, capitale de l’Oural, les régions russes souffrent d’un complexe d’infériorité, tout comme leurs artistes. « Le travail des artistes est profondément ancré dans leurs régions qui ont leurs propres cultures et leurs propres traditions. Leurs œuvres sont d’une grande richesse et doivent faire partie de la scène artistique contemporaine russe, au même titre que les travaux d’artistes des grands centres du pouvoir », martèle-t-elle.

Pour le consultant indépendant en art Matthew Stephenson qui a pris part au voyage, l’un des principaux problèmes des régions russes reste le manque de galeries d’art commerciales. « Plus on va vers l’Est, moins il y a de galeries, résume-t-il. Pour l’instant, elles sont concentrées à Moscou. Hors, sans galerie d’art, les artistes ne peuvent pas survivre et une vraie communauté artistique ne peut pas émerger. » Pour Stephenson, l’objectif du projet NEMOSKVA est ainsi de contribuer à modifier le regard aujourd’hui porté sur les régions russes. « Nous voulons partager cette façon de travailler avec les régions, non coloniale mais collaborative en relation avec les communautés sur place », explique-t-il. Une expérience dont d’autres pays pourrait d’ailleurs s’inspirer, continue-t-il.


© Andrey Khudyakov

D’où l’importance de présenter l’exposition dans la capitale de l’Europe : Bruxelles. « Pour une fois, nous souhaitions placer ces artistes qui viennent de loin dans un lieu aussi central que possible », souligne la commissaire de l’exposition. Du côté de BOZAR, on se dit ravi de pouvoir accueillir le premier dialogue d’une telle ampleur consacré à l’art contemporain et qui réunit à la fois la Russie centrale, l’Oural, la Sibérie et l’Extrême-Orient.

De UTC + 3 à UTC +10
Dans les différentes salles du BOZAR justement, les œuvres présentées semblent défier l’espace et le temps. En une heure, l’exposition propose au visiteur de traverser, à son tour, douze fuseaux horaires et de parcourir pas moins de 11 701 km. Loin de prétendre représenter tous les aspects de la scène artistique riche et variée d’un pays aussi grand que la Russie, l’exposition entend proposer un éventail des pratiques artistiques russes.

Pour sept artistes russes sur douze, exposer sur le vieux continent est une première. Pour certains jeunes artistes, il s’agit avant tout de montrer leur travail au public européen et ce en toute liberté. À l’instar d’Inna Dodiomova, originaire de Vladivostok (Extrême-orient, NDLR) qui visite l’Europe pour la première fois. Son installation, consacrée au lac Khassan, un petit lac d’eau douce situé dans le kraï du Primorié, non loin des frontières chinoise et japonaise, revient sur la bataille du lac Khassan qui opposa l’armée Rouge à l’armée impériale japonaise en 1938. « C’est un épisode de notre Histoire qui reste tabou en Russie et que la plupart des jeunes générations ignorent aujourd’hui », commente-t-elle.


L'artiste russe Inna Dodiomova sous son plafond de balles © Andrey Khudyakov

Disposées au plafond d’une salle, plus d’un millier de balles suspendues symbolisent les soldats morts lors de cette guerre éclair qui aura duré onze jours. « Il y a 85 ans, on se battait pour nos frontières avec des armes, aujourd’hui on se bat avec de l’argent à l’image de ces territoires russes d’Extrême-Orient qui sont vendus à la Chine. Pour nous, en tant que peuple, c’est un drame et je me demande aussi ce pour quoi l’on se battra dans 85 ans, se demande Inna Dodiomova. Pour le climat, pour le territoire ? Je voudrais que les gens y pensent. » L’artiste originaire de Vladivostok consacre ainsi son travail à la mémoire et au traumatisme d’une histoire locale russe, mais qui en dit long sur notre époque et notre histoire globale.

D’autres artistes, de plus grande notoriété, voient dans cette exposition l’opportunité de s’identifier à un groupe plus large. Habitué à voyager à la manière d’un électron libre, Damir Muratov présente quant à lui une grande peinture intitulée La loi de la Taïga est en nous. Le ciel de neige au-dessus de nous. Il s’agit d’un hommage rendu au philosophe allemand Emmanuel Kant, l’impératif et son ciel étoilé. « Je voulais rendre mon univers sibérien accessible à tous », explique brièvement celui qui rêve la Sibérie en pays sur lequel flotte un drapeau United States of Siberia, une autre œuvre réalisée en 2010.


Damir Muratov, Snow Sky Above Us, Taiga Law Inside Us © Andrey Khudyakov

Du côté d’Irkoutsk, l’artiste Elena Anosova a choisi de consacrer son œuvre au lac Baïkal et à ces endroits où la nature semble avoir repris le dessus sur l’Homme. « Je ne prends des photos qu’en décembre ou en janvier, au moment où l’eau du lac se transforme en glace », explique-t-elle. Une période surnommée « Saagan Sag », c’est-à-dire « le temps blanc » en bouriate, et durant laquelle l’île d’Olkhon entourée par le lac est recouverte d’un brouillard si épais que les communications entre l’île, où vivent quelques milliers de personnes, et le continent sont temporairement interrompues, la glace n’étant pas assez solide pour permettre à des voitures ou à des camions de traverser le détroit (voir le portfolio Saagan Sag par Elena Anosova, précédemment publié sur notre site). « Grâce à mon travail, je voudrais sensibiliser le public aux problèmes écologiques du plus grand lac d’eau douce du monde », insiste-t-elle. En cause, principalement, le tourisme de masse.


L'artiste russe Elena Anosova © Andrey Khudyakov

L’art comme un ciment entre les peuples
En bout de parcours, un douzième fuseau horaire apparaît, celui qui a trait à l’art contemporain. Le voilà incarné par une œuvre réalisée à bord du Transsibérien par la jeune critique d’art et journaliste Alexandra Artamonova. Originaire de Kaliningrad, cette enclave russe située au cœur de l’Europe, Alexandra Artamonova représente ce pont entre les deux mondes via un film d’une dizaine de minutes durant lequel elle suit les passagers montés à bord du Transsibérien. « Il se pourrait bien que l’art soit le seul moyen d’appréhender un espace aussi vaste », explique-t-elle en décrivant son travail.

Pensé comme un projet à cinq ans, la plateforme NEMOSKVA n’en est qu’au début du voyage. Après Bruxelles, The Twelfth Time zone retournera en Russie où l’exposition sera présentée à Moscou en 2020, puis dans les régions russes en 2021 et enfin dans les pays de l’ancien bloc soviétique et des BRICS en 2022.

Quant aux experts qui ont nourri leurs réflexions sur la création contemporaine en région russe, ils comptent eux aussi réitérer l’expérience. Une école de commissaires d’exposition accompagnés d’experts va voir le jour et se déplacer de ville russe en ville russe. La première édition de ce projet aura lieu à Tcheliabinsk, dans l’Oural, en août 2019.

NEMOSKVA est une plateforme d’art contemporain initiée par le Centre national des arts contemporains (ROSIZO) en 2017 comme un projet stratégique pour le développement de la culture contemporaine dans les régions russes. Sa mission principale est de soutenir et de promouvoir les artistes et commissaires d’exposition vivant et travaillant dans les régions russes, d’étudier et de diffuser l’art réalisé aujourd’hui dans les régions russes en facilitant le dialogue professionnel, pour construire un réseau international de connexions horizontales et de nouvelles opportunités de collaborations internationales.

L’exposition « The Twelfth Time Zone » est visible au musée BOZAR de Bruxelles jusqu'au 8 septembre 2019.
Entrée gratuite.

Publicité