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« Je n'ai jamais dégusté un raisin aussi complexe et mystérieux »

Par Jean-Didier Revoin

La Russie n’est pas connue pour la qualité de son vin, malgré un climat très propice à sa production dans le sud du pays. Le Fribourgeois Renaud Burnier et son épouse Marina s’y sont pourtant attelés et, quinze ans plus tard, force est de constater que leur flair a fini par payer.

Les vignes du domaine Burnier à Natouhaevskaya au bord de la mer Noire (photo DR).

Nous sommes à 300 km à l’ouest de Sotchi, au bord de la mer Noire, à la même latitude que Bordeaux ou le Piémont. C’est là, à Natouhaevskaya, que Renaud et Marina Burnier ont eu le coup de foudre, il y a quatorze ans, pour ce domaine qui est depuis devenu le leur. Le haut du vignoble de 50 hectares est marneux, caillouteux, idéal pour les blancs alors que le contrebas est argileux, terre de prédilection des rouges.

A la mi-mai, la vigne est en fleur. Les employés s’attèlent au palissage des tiges et fauchent l’herbe pendant que des ouvriers travaillent aux finitions du bâtiment en dur construit au milieu du domaine. Le jour de notre visite, c’est Marina Burnier qui nous accueille – son mari Renaud a dû rentrer en Suisse pour s’occuper du domaine familial de 5 hectares du Vully.

Née en Russie, Marina a obtenu une bourse pour étudier en Suisse après son cursus à l’Institut universitaire des relations internationales de Moscou. C’est lors d’un vernissage dans une cave à vin en 1995 (« l’idée était tellement romantique, que je me suis dit : il faut y aller ») qu’elle fait la connaissance de Renaud. Lequel lui propose alors de s’occuper de 800 ceps de vignes sur son domaine avec pour rémunération : une bouteille par cep. « J’y ai passé tous mes weekends et c’est comme ça que je suis tombée amoureuse de la vigne et de Renaud », se souvient-elle, avant d’entamer le récit de leur aventure viticole, ici, dans le sud de la Russie.

Une région à l’abandon

A la fin des années 1990, la situation économique est désastreuse. Les sovkhozes, ces fermes collectives de l’URSS, ont pratiquement tous fait faillite et le dénuement est tel que les machines se vendent au prix du métal, même si elles fonctionnent encore. « A l’époque, tout était à l’abandon, c’était comme après la guerre. Mais malgré cela, le raisin était délicieux », se rappelle-t-elle, s’excusant pour son mauvais français que son accent russe rend pourtant charmant.

Le sud de la Russie se prête particulièrement à l'exploitation de la vigne (photo DR).

 
 

Tout cela ne décourage pas Renaud Burnier, depuis longtemps attiré par la Russie et bercé depuis l’enfance par les récits de la sœur de son arrière grand-père qui fut gouvernante à Moscou dans une famille d’aristocrates proches du tsar, avant de rentrer dans le Vully bien après la Révolution de 1917.

« Elle avait plein d’histoires détaillées sur la Russie, nous parlait de la neige et des loups. J’ai toujours aimé la mélancolie, le mystère, l’imprévisibilité de la Russie », explique Renaud. C’est sans doute pour cela qu’il garda toujours à l'esprit les propos d'un professeur d'œnologie de Changins (canton de Vaud) où il étudiait alors : le sud de la Russie se prête particulièrement à l’exploitation de la vigne, avait-il dit.

Le Krasnostop : une révélation

C’est avec Marina qu’il se rend en Russie pour la première fois et qu’il est stupéfait en visitant les œnothèques : il n’y pas de bon vin russe. « Il y avait principalement du vin étranger de mauvaise qualité et très cher, explique Renaud. Par rapport au nombre d’hectares cultivés en Russie, je me suis dit que ce n’était pas possible. » Il décide alors d’aller voir sur place ce qu’il en est.

Le raisin du domaine Burnier à Natouhaevskaya (photo DR).

 

En septembre 1999, en pleines vendanges, il met le cap sur Krasnodar. C’est là qu’il goûte quelques raisins d’un cépage local russe, le Krasnostop. Marina n’oubliera jamais sa réaction. « Il m’a dit qu’il n’avait jamais dégusté un raisin aussi complexe et mystérieux », raconte-t-elle, avant d’ajouter que « ce raisin n’était jusqu’alors utilisé par les vignerons locaux que pour donner de la couleur à leurs vins ». Personne ici n’avait pensé à développer ce cépage pour lui-même. Un défi que Renaud va relever dès 2001, lorsqu’il commence à exploiter son domaine de Natouhaevskaya.

Les travaux sont herculéens. Sur place, le matériel fait défaut et il faut tout faire venir d’Europe, des attaches pour la vigne jusqu’aux sécateurs. Des amis vignerons suisses, attirés par ce défi, viendront leur prêter main forte pour labourer la terre d’abord, puis tirer les lignes ou encore tailler les plants pour qu’ils se développent de manière correcte.

Du vin haut de gamme

En 2005, le premier Krasnostop tiré des fûts valide l’intuition initiale du vigneron suisse. « Personne – œnologues, sommeliers, amis suisses – ne pouvait croire que ce vin venait de Russie tellement son goût différait de la production locale », lâche Marina dans un sourire.

Le haut du vignoble est caillouteux, idéal pour les blancs alors que le contrebas est argileux, terre de prédilection des rouges (photo DR).

 

A force de travail, Renaud et Marina ont démontré qu’il était possible de produire en Russie un vin haut de gamme qui tient la comparaison au niveau international. Marina ne compte plus les heures passées dans les locaux de l’administration russe pour obtenir les documents nécessaires à l’acquisition du domaine, l’exploitation de la vigne ou la construction de la cave. Il a fallu du temps, encore, pour former la main d’œuvre locale au traitement moderne de la vigne, pour lui expliquer pourquoi il fallait sacrifier certaines grappes pour améliorer la qualité du raisin. Une aberration pour des employés issus de l’école productiviste soviétique qui privilégie la quantité. A force de persuasion, les Burnier finissent par faire accepter leurs vues et leur philosophie : prodiguer le maximum de soins à la main, réduire l’impact sur l’environnement au minimum et privilégier la qualité du raisin en s’inspirant de la biodynamie. Même si les travaux sensibles restent effectués par des Suisses, sur la vigne comme dans la cave.

Dès 2009, les Burnier exportent en Suisse le produit de leur vignoble russe. Pour des raisons administratives, ils ne le commercialisent en Russie que depuis l’automne dernier. A l’heure actuelle, on trouve leur vin dans des restaurants choisis de plusieurs villes russes et, dans un avenir proche, dans les magasins spécialisés des grandes villes du pays.

Mais ce dont les Burnier sont particulièrement fiers, c’est d’avoir fourni le vin officiel de la Maison suisse des Jeux olympiques de Sotchi. Il se murmure que Vladimir Poutine en personne aurait délaissé son Château Haut Brion, le temps de sa visite, pour découvrir ce crû local, certes fait par des Suisses, mais produit de la terre russe.

Renaud et Marina Burnier exploitent leur domaine à Natouhaevskaya depuis 2001 (photo DR).

 

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