Voyage

Moscou comme vous ne l'avez jamais vue

Par LÉO VIDAL-GIRAUD

Depuis 2014, « Moscou vue par un ingénieur » propose des visites guidées pour découvrir la capitale russe à travers le prisme de l'architecture, de l'ingénierie et des grandes inventions industrielles. La Dame de Pique a testé la visite de la gare de Kiev.


La gare de Kiev à Moscou (Photo Kseniya Yablonskaya)

Rendez-vous est fixé à midi en face de la gare de Kiev, à l'ouest de Moscou. À midi trois, le jeune Alexandre se pointe, à la rencontre de notre petit groupe de cinq visiteurs. C'est dans un style informel, très enthousiaste, parfaitement fluide et qui n'a rien à voir avec le texte appris par cœur et débité aux abords de la place Rouge par les guides traditionnels qu'Alexandre introduit la gare de Kiev.

Un échange s'opère rapidement avec notre guide qui compare l'architecture de style Empire de la gare à celle du centre commercial qui la jouxte. À cette occasion, Alexandre nous apprend que, d'après une étude, si chaque Moscovite contribuait à hauteur de 80 roubles (1, 20 euro), il serait possible de réunir assez d'argent pour faire raser cette horreur de centre commercial. Et pour 120 roubles de plus, on pourrait même raser la statue de Pierre-le-Grand qui défigure le quartier d'Octobre Rouge.


En gare de Kiev à Moscou (Photo Kseniya Yablonskaya)

En gare de Kiev, on emboîte le pas des voyageurs du XIXème siècle. Et si l'Histoire a ici droit de cité, c'est pour expliquer la configuration des lieux. Il nous faut alors comprendre que l'industrialisation du Donbass (région de l'est ukrainien) a rendu nécessaire la construction de la gare, que le commerce fluvial a conditionné son emplacement, que la stratification de la société russe a conduit à l'ouverture de deux entrées bien distinctes : l'une réservée aux voyageurs de première classe, l'autre à la foule des passagers de troisième classe. On se rappelle aussi que la Première Guerre mondiale et la Révolution de 1917 ont retardé l'achèvement des travaux et manqué d'empêcher la grande verrière de la gare de Kiev de voir le jour. On nous apprend par ailleurs, photos d'époque à l'appui, comment cette verrière fut construite en seulement 90 jours, assemblée tel un mécano géant grâce aux inventions du maître d'œuvre, j'ai nommé Choukhov. Et que la décoration de la gare est en fait un mélange de symboles soviétiques intégrés dans les années 1920 à la décoration de style Empire de la gare originale.



Photo Kseniya Yablonskaya

Le clou de la visite est peut-être l'inspection de la grande tour qui surplombe la gare : au sommet de celle-ci se découvre à nous le mécanisme de son horloge, niché dans une cabane comme suspendue au-dessus d'un escalier en colimaçon. Voilà le poste de travail de Maksout. Maksout est horloger. Il est chargé de veiller au bon fonctionnement de tous ces engrenages et de remonter l'horloge une fois par jour – parfois plus, il nous en fait volontiers une petite démonstration.


Maksout, horloger de la gare de Kiev à Moscou (Photo Kseniya Yablonskaya)

Au départ, « Moscou vue par un ingénieur » est le projet d'une seule personne : Aïrat Bagaoutdinov, ingénieur de formation et passionné d'Histoire. Arrivé à Moscou, Aïrat lance une déclinaison locale des « Free tours » que l'on trouve dans la plupart des grandes villes du monde. Lui vient alors l'envie de faire « quelque chose de plus », de plus recherché, de plus profond que les excursions généralistes habituellement proposées aux touristes de passage.

« Il y a trois ans, dit-il, j'ai créé ce projet pour les Moscovites. Un projet qui permet notamment à Aïrat de conjuguer son nouveau métier à ses premières amours (sa profession d'ingénieur) et de partager sa passion pour l'Histoire avec les habitants de la capitale. Car « Moscou vue par un ingénieur » se différencie de ses concurrents traditionnels par son orientation : ici, on ne promène pas le touriste de la place Rouge au parc de la Victoire. Plutôt, on permet au Moscovite de redécouvrir sa ville et, par là-même, de se la réapproprier, non sans convoquer un brin de « patriotisme et de sens civique. »

« C'est un problème important en Russie aujourd'hui », continue Aïrat. « On entend partout le terme patriotisme, mais il désigne un patriotisme cocardier, à base de gesticulations et de grandes phrases. Nous, nous pensons que le patriotisme doit être fondé sur une connaissance profonde et objective de son pays. » Il s'agit aussi de rendre tout son prestige au métier d'ingénieur, considérablement déprécié dans les années 1980-1990, et même de créer un nouveau concept, l' « héritage technique », qui protègerait les chefs-d'œuvre de l'ingénierie russe au même titre que ses monuments historiques.


Dans le hall des voyageurs à la gare de Kiev (Photo Kseniya Yablonskaya)

En plus de ces visites guidées, « Moscou vue par un ingénieur » organise ainsi des masterclasses, des ateliers découverte pour enfants et se lance aujourd'hui dans l'édition avec un ouvrage consacré à son héros, Vladimir Choukhov, architecte et ingénieur auquel on doit d'ailleurs une grande partie de la gare de Kiev. D'une certaine manière, c'est d'ailleurs lui, Choukhov, qui a inspiré le projet d'Aïrat. Ce dernier s'est en effet beaucoup mobilisé contre la démolition de la tour Choukhov en 2014, plantée près du métro Chabolovskaïa (sud de Moscou). Devant le succès du mouvement de protestation, Aïrat s'est dit que l'appétit des Moscovites pour l'architecture et l'ingénierie ne demandait qu'à être rassasié. Le succès de son « Moscou vue par un ingénieur » lui donne aujourd'hui raison. Un succès très marqué auprès des jeunes Moscovites : l'âge moyen des visiteurs n'excède pas 30 ans.

Désormais, l'organisation emploie près de 25 personnes et propose plus de 50 visites guidées à Moscou, Saint-Pétersbourg et Kazan et vient de lancer des visites en anglais de la cathédrale de Basile-le-Bienheureux, du parc VDNKh ou du bâtiment constructiviste « Narkomfin ».

Découvrez le programme complet et inscrivez-vous (à partir de 1500 RUB par personne)


Vue sur le centre de Moscou depuis le sommet de la tour de la gare de Kiev (Photo Kseniya Yablonskaya)

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