Voyage

Un Marseillais sur les fleuves de Russie

Par KEVIN LIMONIER

L’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie a effacé toute trace du périple entrepris par Pytheas le Marseillais dont l’objectif était de trouver une nouvelle route jusqu'à l’ambre, surtout produit dans les pays baltes. Reste que les récits de plusieurs observateurs de l’époque dont les écrits ont subsisté laissent croire que ce même Pytheas a bel et bien tenté le premier tour du monde connu d’alors et essayé d'atteindre les profondeurs de la Russie actuelle, dont il pensait que les fleuves menaient à un océan mythique.

Représentation du monde dans l'Antiquité grecque (carte d'Hécatée de Milet)

III ème siècle avant JC, quelque part sur les rives de la Neva ou de la Daugava (Lettonie actuelle). Les membres de la tribu scythe installée au bord du fleuve n'en croient pas leurs yeux : un grand navire aux formes arrondies est apparu au petit matin. Les marins, étrangement vêtus, parlent une langue à la musique mystérieuse. Leur chef, qui semble être un savant, parait surtout intéressé par les fourrures et l'ambre que les femmes de la tribu portent autour du cou en signe de fidélité à leurs maris. Il tente d'échanger ces talismans contre un breuvage rouge et âcre que les marins transportent dans de grandes jarres en terre cuite, pourvues d'anses au niveau du goulot. Le maître du grand navire semble déçu. Il essaie de se faire comprendre comme il peut, tente d'obtenir des informations sur ce que l'on trouve en amont du fleuve, comme s'il cherchait un passage vers une mer orientale… Aux Scythes qui lui répondent qu'au levant on ne trouve qu'une plaine qui s'étend à l'infini, il dit venir de très loin et que chez lui on l'appelle Pytheas o massaliotes, Pytheas le Marseillais.

De Marseille à la mer Baltique

Contemporain d'Aristote et d'Alexandre le Grand, nous connaissons malheureusement peu de choses sur ce personnage que les historiens contemporains qualifient tour à tour d'astronome, de navigateur et de philosophe. Son œuvre est à l'image de sa vie : floue, perdue dans les tourments de l'Histoire. Intitulés « De l'Océan », ses travaux ne sont connus que par le biais des analyses qu'en ont fait des commentateurs postérieurs tels que Tacite, Strabon, Diodore de Sicile ou encore Polybe.

Perdu à jamais, cet extraordinaire récit est celui d'un voyage qui amena le navigateur au-delà du monde alors connu des Grecs. Si l'on en croit ces commentateurs, Pytheas serait parti de la puissante cité grecque de Marseille dont il était citoyen, aurait d'abord passé les Colonnes d'Hercule (nom antique du détroit de Gibraltar) avant de remonter les côtes atlantiques de l'Europe jusqu'à atteindre l'Angleterre. Son périple le mena ensuite bien plus au nord, où il aperçut « à six jours de mer de la Grande Bretagne » une côte gelée, probablement l'Islande.

Si le récit du voyage aller de Pytheas ne fait l'objet que de peu d'interprétations différentes, il existe en revanche plusieurs hypothèses concernant son retour. Les uns pensent qu'il aurait longé les côtes de la Scandinavie (ou de la Grande-Bretagne) avant de mettre cap au sud et de rentrer à Marseille. Les autres avancent qu'il aurait mis au contraire cap à l'est, explorant la Baltique jusqu'aux rives des actuels pays baltes et du golfe de Finlande. Certains, dont Polybe, affirment même que Pytheas serait allé encore plus loin en remontant sur de courtes distances un grand fleuve de la région, probablement la Daugava ou même la Neva, à l'emplacement actuel de Saint-Pétersbourg.

Malheureusement invérifiables, ces diverses hypothèses bénéficient cependant de l'éclairage de la « Grande Histoire ». Et si rien ne permet de prouver qu'effectivement un navire grec remonta un fleuve russe ou balte au IIIème siècle avant JC, la situation géopolitique en Méditerranée à cette époque rend l'hypothèse plausible et riche en enseignements.

Située aux confins du monde hellénique, Marseille est à l'époque une cité marchande dont la puissance repose sur le rôle de comptoir de transit pour les marchandises provenant du nord de l'Europe à destination des marchés grecs, romains, phéniciens et même carthaginois. Marseille est, entre autres, un haut lieu du commerce de l'ambre. Récolté sur les rivages de la Baltique et transporté par les peuples celtes jusqu'à l'embouchure du Rhône, les Marseillais vendent ensuite cette denrée introuvable en Méditerranée aux cités de Grèce, d'Asie Mineure ainsi qu'aux Romains qui l'associent à la jeunesse éternelle.

Développer de nouvelles routes commerciales

Or, en ce IIIème siècle, Marseille est menacée d'asphyxie. Au nord, et en réaction à la fondation de nouvelles colonies marseillaises sur la côte d'Azur (notamment Olbia, aujourd'hui Hyères), des tribus gauloises se sont liguées contre l'ancienne colonie phocéenne pour couper la route commerciale des marchandises venues d'Europe du nord via le Rhône. Au sud, les routes maritimes qui relient Marseille au monde grec via la Sicile sont menacées par la suprématie navale de Carthage. Coincée entre ces deux conflits, Marseille cherche de nouvelles routes pour développer son commerce.

Les archontes (dirigeants) de la cité font alors appel à Pytheas, vraisemblablement connu pour ses qualités de marin et d'astronome. Ils ont décidé d'accéder à une requête que ce dernier leur a soumise à plusieurs reprises : armer un navire pour partir explorer les confins septentrionaux de l'Europe, afin de vérifier certaines hypothèses émises par Pythagore, Platon et plus récemment par Aristote, alors probablement précepteur d'Alexandre le Grand. Ceux-ci ont mené des expériences qui les ont conduits à conclure que la Terre était ronde.

Vérifier la rotondité de la Terre

Pytheas veut éprouver empiriquement cette sphéricité, notamment en mesurant les ombres et en observant la durée des journées sous différentes latitudes. Les archontes lui en donnent alors la possibilité en lui confiant la mission d'établir une nouvelle route commerciale qui désenclaverait Marseille. C'est dans ce contexte que l'astronome quitte la cité sur un navire chargé d'amphores remplies de vin et d'huile d'olive, que les Marseillais ont coutume d'échanger contre de l'ambre, des fourrures ou du fer.

La partie du périple qui mena Pytheas jusqu'aux côtes islandaises fut probablement l'épisode « scientifique » du voyage : en atteignant le cercle polaire, il put vérifier empiriquement les hypothèse de Pythagore et d'Aristote. Quant à son possible voyage au fin fond de la Baltique et des fleuves qui s'y jettent, il s'agit probablement de la partie commerciale et politique de l'aventure. A l'époque, les Grecs ont du monde une représentation géographique qui remonte au V ème siècle avant JC, définie par Hecatée de Milet.

Tenter le premier tour du monde

Selon lui, une vaste mer nommée « océan » entoure les trois continents connus que sont alors l'Europe, l'Asie et la Libye (Afrique). Il est probable que Pytheas ait cherché au fond de la Baltique le passage qui pouvait lui permettre de contourner l'Europe et de rejoindre la mer Caspienne, alors considérée comme une partie de l'océan. Il aurait alors pu rejoindre Marseille soit en ralliant les provinces grecques de l'ancienne Perse défaite par Alexandre, soit en contournant l'Asie et l'Afrique pour revenir à son point de départ : les Colonnes d'Hercule. Si Pytheas dut naturellement rebrousser chemin, Polybe va jusqu'à affirmer que le Marseillais atteignit l'embouchure d'un fleuve ukrainien bien connu par les Grecs, le Don, supposant un second voyage pour trouver l'accès méridional à l'océan périphérique.

De ce périple, nous ne connaîtrons probablement jamais tous les détails. Mais l'hypothèse d'un voyage baltique par un navigateur marseillais pensant trouver un océan là où s'étendaient en réalité les milliers de kilomètres de terre qui formeraient un jour la Russie est riche en enseignements. Cela permettrait de montrer que les Grecs (qui avaient l'habitude de commercer avec les peuples d'Ukraine, qu'ils appelaient les « Rhos ») considéraient les grands fleuves russes comme des routes maritimes permettant de relier la Baltique à la mer Noire, cela bien avant les fondateurs légendaires de la Russie, les Varègues (ou Vikings). Ceux-ci auraient régulièrement traversé la Russie occidentale quelques neuf cent ans après Pytheas, en transportant leurs drakkars d'un fleuve à l'autre tout en établissant des postes commerciaux qui deviendront les premières principautés de la Russie septentrionale. Et si le Christophe Colomb de la Russie était un Marseillais ?

Publicité