Lettres

« Le livre dépasse les mots, dépasse la langue »

Par Jean-Didier Revoin

"La vérité sur l’affaire Harry Québert" débarque en Russie. Lauréat du prix de l’Académie française et du Goncourt des lycéens en 2012, le livre s’est déjà vendu à plus d’un million d’exemplaires. La Dame de Pique a rencontré Joël Dicker, son jeune auteur suisse, qui n’était jamais venu en Russie et qui garde la tête sur les épaules quoi qu’il arrive.

LDDP : La réaction du public russe à l’égard de votre roman diffère-t-elle de celle que vous avez rencontrée dans d’autres pays ?

Joël Dicker : Ce qui me rassure à chaque fois, c’est de voir que la réaction est relativement similaire partout. Cela veut dire que le texte reste, même si quelqu’un a un peu changé les mots. Et puis les lecteurs me disent : ahh, j’ai aimé ça ; ça m’a rappelé ceci. En fait, j’ai retrouvé toutes les réactions que j’avais eues en France, en Suisse ou en Belgique. Et ça m’a rassuré parce que je me suis dit que le livre dépassait les mots, qu’il dépassait la langue.

LDDP : Quelles sont vos sources d’inspiration ?

JD : Je crois que le pourquoi du comment, c’est juste l’envie de raconter une histoire qui nous plaît à un moment. Et puis, c’est surtout l’envie de transmission. A la base, c’est un cliché un peu bête mais il y a l’envie de raconter une histoire qui pourrait être une histoire qu’on raconte, comme ça, au coin du feu, mais une histoire qu’on raconte à des gens, de vive voix. Le mot storytelling n’a pas vraiment d’équivalent en français, ni même en russe, mais il fait référence à la transmission, à la narration. C’est l’histoire qu’on retransmet, c’est Homère, c’est L’Odysée qui se raconte et qu’on raconte.

LDDP : Comment cela se traduit-il dans vos livres ?

JD : Quand j’ai écrit mon roman précédent, Les Derniers jours de nos pères, on m’a demandé pourquoi j’écrivais quelque chose qui se passe pendant la guerre. Ces réactions m’ont beaucoup surpris car je trouve très difficile de savoir où l’on va si l’on ne sait pas d’où l’on vient. Dans Québert, c’est un maître et son élève qui se transmettent quelque chose, il y a aussi des relations mère-fille. C’est une histoire de passage, un peu pour tous les personnages.

LDDP : A ce titre, la Russie est un terrain extrêmement intéressant. Pourriez-vous imaginer un roman qui se passerait en Russie ?

JD : Oui, pourquoi pas. J’avais déjà écrit Le Tigre, une nouvelle, dont l’action se déroule en Russie. C’est vrai que dans ce domaine la Russie est très riche… Il y a des traces d’un passé qui va et qui revient. C’est très intéressant à mon sens. Après, je crois que ça nécessite quand même de passer beaucoup de temps ici pour vraiment retransmettre.

LDDP : C’est votre premier séjour à Moscou. Est-ce que la ville correspond à la représentation que vous vous en faisiez ?

JD : Je n’en pensais pas grand chose, je n’avais pas d’opinion préétablie mais Moscou ressemble beaucoup à ce que j’imaginais. Je retrouve en fait toutes les couches que j’ai pu connaître à travers la littérature russe, l’histoire, l’apprentissage de l’époque soviétique qu’on retrouve dans l’architecture et c’est la beauté de cette ville. Et puis se promener et ressentir vraiment ce dernier siècle de changements absolument fous : du Tsar, à l’économie d’aujourd’hui, à l’économie capitaliste avec tout ce qui s’est passé entre, c’est fou ! Il y a quelque chose de très fort ici, c’est une ville dont l’histoire est très présente. Ce qui me frappe aussi, c’est de me retrouver dans une ville pour la première fois et d’avoir l’impression d’évoluer en territoire connu quand même. C’est, bien sûr, une fausse connaissance héritée des livres, ça n’est donc pas très empirique, mais c’est sans doute la raison pour laquelle je m’y sens bien malgré la barrière de la langue qui pourrait être inquiétante.

LDDP : Comment avez-vous réagi lorsque vous avez appris que vous seriez publié en Russie ?

JD : C’était une grande surprise parce qu’en une semaine, les droits se sont vendus dans vingt ou trente pays et ça a créé une sorte de buzz, de phénomène. Et pour moi qui ai été tellement charmé et éduqué par la littérature russe que j’ai lue en français – évidemment je ne me place pas au niveau de ses grands auteurs – mais de savoir qu’à ma modeste mesure, je suis lu en russe par des Russes, ça me touche beaucoup. J’espère que le livre leur plaira1.

LDDP : Comment est-ce qu’on se sent lorsque son dernier roman a été vendu à 1,5 million d’exemplaires ?

JD : Pour l’instant, ça ne change pas grand chose. Je voyage depuis le début de l’aventure, depuis le premier jour, depuis les premiers instants où j’ai du aller frapper à la porte des journalistes pour promouvoir ce livre en France. Dans tous les pays, il faut repartir à zéro, recommencer le même processus comme ici en Russie où le livre vient de paraître alors que ça fait déjà un an et demi que c’est le cas en France. Je ne sais pas comment dire : ce n’est pas que je me sente tout d’un coup supérieur ou que j’aie le sentiment d’avoir réalisé quelque chose d’énorme parce que, chaque semaine, j’ai l’impression de tout recommencer depuis le début. Peut-être que ça changera quand je voyagerai moins, que je pourrai prendre la mesure de tout ça, mais pour l’instant…

LDDP : Quels sont les pays dans lesquels vous devez encore vous rendre ?

JD : Dans les marchés importants, il reste l’Angleterre, les Etats-Unis et le Brésil, J’espère donc retrouver une vie normale à l’automne.

LDDP : N’est-ce pas frustrant d’avoir si peu de temps à consacrer à l’écriture ?

JD : Oui, bien sûr, mais la frustration est atténuée par le fait que ce qui se passe avec ce livre est tout à fait exceptionnel, extraordinaire. Peut-être que ça ne m’arrivera plus jamais. Peut-être qu’à 28 ans, j’ai atteint le sommet de ma carrière et que je passerai les soixante prochaines années à me dire : Ahhh ! C’était bien en 2014 quand j’étais à Moscou et qu’on s’intéressait à moi. Donc il faut que j’en profite, que je sois capable de me dire que c’est une belle aventure. Et si ça ne se reproduit pas, je pourrai me dire que j’ai tout fait pour pouvoir en profiter bien.

Plus d'infos sur Joël Dicker sur www.joeldicker.com

1 La version russe de La vérité sur l’affaire Harry Québert vient d'être éditée aux éditions Corpus

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