Société

Homosexualité sous l'URSS: les Soviétiques privés de coming-out (2/3)

Par LUKAS AUBIN

Longtemps occultée dans l'historiographie soviétique, l'homosexualité en URSS semble n’avoir jamais existé. Dès 1922, l'Union soviétique est pourtant le premier pays au monde à dépénaliser les pratiques homosexuelles. Comment vivait-on réellement son homosexualité en URSS ? (2/3)

A l'époque des tsars, l'homosexualité en Russie est d'abord l'apanage de puissants aristocrates qui peuvent dissimuler sans peine leurs pratiques. Il en est tout autre de l'homosexualité parmi le peuple, bien davantage contrôlée. C'est d’abord le tsar Pierre-le-Grand qui initie une répression, en 1716, en faisant interdire la sodomie dans son armée. Plus tard, en 1835, le tsar Nicolas Ier élargira cette loi à l'ensemble de la population civile.


Boys start running out from water, Alexander Deineka, 1930.

Dans le même temps, certains artistes et écrivains célèbres sortent du bois par le biais de leur œuvre. Le compositeur russe Tchaïkovski exprime quant à lui son homosexualité dans de sulfureuses lettres où il déclare son amour pour un jeune serviteur : « Mon Dieu, quelle créature angélique et que je désire être son esclave, son jouet, sa propriété ! », écrit-il alors. Ces manifestations restent certes éparses et anecdotiques. 

Ce n'est qu'après la révolution de 1905 et le relâchement de la censure que l'on peut observer une amélioration de la qualité de vie des homosexuels en Russie. Une amélioration qui se traduit par l'affirmation de leur identité à travers les arts et la littérature. La poétesse Marina Tsvétaïeva n’écrit-elle pas ces quelques vers, qui décrivent un amour lesbien pourtant interdit, en 1914 :

« Dans la rue, la lanterne s'est éteinte,
La roue ralentit.
Bientôt le coq, qui chantera
La séparation des deux
Jeunes femmes »

Vient 1917, et le temps de la révolution. Lénine arrive au pouvoir : le champs des possibles s'ouvre alors. 


Caricature LGBT de Lénine (DR)

Le mariage homo avant l'heure
Janvier 1921. Les passants des rues de Pétrograd (ancienne Saint-Pétersbourg) sont en émoi. Quelques 95 anciens officiers de l'armée et de la marine soviétique convergent en direction d’un appartement du centre-ville. Ça murmure, ça chuchote. Il se trame quelque chose. A l’origine de toute cette agitation : Afanasy Shaur, marin russe de la flotte de la Baltique. Voilà en effet quelques semaines maintenant que les faire-part de son mariage ont été envoyés et le grand jour est enfin arrivé. La cérémonie est on ne peut plus traditionnelle : on rompt le pain, on le trempe dans le sel, on le mange ensuite en recevant la bénédiction des parents. Rien d’inhabituel, hormis le fait que tous les  convives masculins sont habillés en femme et que Afanasy Shaur se marie à un homme. C’est bien en janvier 1921 qu’eut lieu le premier mariage gay de l'histoire de toute la Russie. En tout cas, ce jour-là, les convives ont l’air aux anges et les verres sont levés à la gloire des mariés.


Mariage gay, 1921 (Photo DR)

Reste que vers fin des festivités, tout ce beau monde est arrêté. Afanasy Shaur est en réalité un membre zélé de la police secrète : il a en effet planifié individuellement toute cette opération afin de s'attirer les faveurs de ses supérieurs. Tandis que la révolution bolchévique vient de s'achever, Shaur assimile les homosexuels à des contre-révolutionnaires tsaristes. Mais, dans les années 1920, en URSS, l'homosexualité n'est pas (encore) un argument suffisant pour être emprisonné. Dès lors, l’affaire est classée sans suite et tous sont relâchés.

La parenthèse enchantée (1922 – 1934)
Cette histoire illustre bien le caractère ambivalent des années post-révolutionnaires en URSS à l'égard de l'homosexualité. En effet, alors que les débats font rages au sein du parti communiste soviétique à propos de la ligne idéologique, politique, et morale qui doit être adoptée, la décision est prise, en 1922, de dépénaliser la sodomie et ainsi d'accepter de facto l'homosexualité masculine. A cet époque, Lénine cherche à prendre ses distances avec « l'ancien monde », symbolisé par le tsarisme, le capitalisme et la religion. Ainsi, alors qu'en Angleterre ou en Allemagne à la même époque le « crime de sodomie » reste passible de longs emprisonnements, l'URSS prend le leadership d'une certaine idée du modernisme. 

Comme l'explique Arthur Clech, chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), en Union soviétique « les années 1920 sont les années de tous les possibles : la perspective de changer de sexe apparaît imminente ; la question de la reconnaissance du mariage de personnes de même sexe (…) est examinée sérieusement par les autorités médicales ; différentes définitions de l'homosexualité masculine et féminine se côtoient, se confondent sans encore s'opposer tout à fait ; un rapport nouveau à la sexualité et au genre émerge dans le refus de spécifier dans des catégories de genre les crimes sexuels ; enfin, avec l'abolition de l'article tsariste anti-sodomie , les rapports hétérosexuels ne sont pas différenciés des rapports homosexuels ».

Ce véritable maelström progressiste engendre l'apparition d'une sous-culture homosexuelle en URSS dans les grandes villes telles que Moscou ou Pétrograd. Alors qu'auparavant seules comptaient les expériences individuelles, gays et lesbiennes commencent à se regrouper et à former « un phénomène qui relève d'un ordre social avec ses rites, son style de vie, ses besoins sociaux et culturels, sa capacité de réflexion et sa conception du monde », explique Olga Zhuk, la présidente de Tchaïkovski, une association de défense des droits homosexuels en Russie basée à Saint-Pétersbourg. On observe alors un glissement sociologique concernant la sous-culture homosexuelle soviétique. Si à l'époque tsariste, les aristocrates ont développé un mode de vie homosexuel avec leurs propres codes, après la révolution, ce sont surtout les artistes, poètes et autres écrivains qui ont laissés trace de cette nouvelle sous-culture homosexuelle.

La répression d'une « perversion fasciste »
Mais bientôt, un tournant national-conservateur s'opère en Union soviétique. A partir de 1928, la censure s'intensifie à mesure que Joseph Staline étend son pouvoir et élimine ses adversaires un à un. L'URSS devient un état totalitaire. C'est dans ce contexte que Staline décide, en 1934, de condamner les relations homosexuelles entre hommes, en définissant l'homosexualité comme une « perversion fasciste » à la fois capitaliste et bourgeoise, mais aussi archaïque et tsariste. Ce double argumentaire contradictoire est soutenu à l'époque par l'écrivain Maxime Gorki, très engagé aux cotés de bolchéviques. Selon lui, l'homo-sovieticus ne peut être homosexuel. Ironie du sort, la nouvelle juridiction de 1934 est calquée sur le texte anti-sodomie de l'époque tsariste, mot pour mot.  Dès lors, l’homosexualité devient un crime politique et les homosexuels des ennemis du peuple. 


La douche, après la bataille, Alexander Deineka, 1944

« Il y a un basculement sous Staline », explique Mathieu Lericq, chercheur en langues, lettres et arts à l'université d’Aix-Marseille. « Il ne faut plus convaincre mais contraindre les populations. La répression physique intervient et de nombreux homosexuels sont envoyés au goulag ». 

En effet, à partir de 1934, les homosexuels sont massivement arrêtés dans les grandes villes soviétiques et déportés de force. L’afflux d'homosexuels dans les camps ne tarira jamais jusqu'à leur fermeture. La répression est durable, systématique et institutionnalisée. Selon les statistiques du Ministère de la justice russe, 1 000 personnes par an en moyenne sont envoyées au goulag en raison de leur orientation sexuelle sous l’URSS, soit environ 60 000 personnes sur une période de 60 ans. Pourtant, malgré son ampleur, le sujet reste véritablement tabou aussi bien chez les politiques que chez les intellectuels. Dans son Archipel du goulag, Alexandre Soljenitsyne n’écrit pas un mot à leur sujet. Comme s'ils n'avaient jamais existé.


A fine morning, Alexander Deineka, 1950-1960

Un homme va finalement raconter son histoire depuis le camp n°398/38, en région Oural. Nous sommes en décembre 1977 : Gennady Trifonov, un poète des rues de Léningrad (ancienne Saint-Pétersbourg) rédige une lettre à l'intention du journal Literaturnaya Gazeta, lettre dans laquelle il décrit ses conditions de détention. Celle-ci ne sera jamais publiée en Union soviétique mais elle va être relayée un peu partout à l’Ouest :

« J'ai vécu tous les cauchemars et les horreurs possibles ; il est impossible de s'y habituer. Au cours d'une période de dix-huit mois, j'ai vu tous les jours ce que signifie être un homosexuel condamné dans un camp soviétique. La position des homosexuels dans les camps de la mort du Troisième Reich n'était en rien comparable à celle-ci. Ils avaient une perspective claire pour l'avenir : la chambre à gaz. Nous menons une existence à moitié animale, condamnés à mourir de faim, nourrissant des rêves secrets de contracter une maladie mortelle pendant quelques jours, dans un lit de malade. »

Aujourd’hui encore, il reste très difficile d’évaluer le nombre de soviétiques qui ont été détenus dans les goulags en raison de leur homosexualité.

« L'histoire sans trace » des lesbiennes sous l'URSS
Pour vivre leur homosexualité dans la société soviétique sans être arrêtés, les homosexuels se cachent autant que possible. Une véritable société souterraine se crée. Néanmoins, les femmes sont les grandes absentes de cette société parallèle. « La sous-culture lesbienne n'a simplement pas existé en URSS dans le même sens qu'à l'Ouest. Principalement parce qu’elle était invisible », raconte Olga Zhuk. En effet, si la culture homosexuelle masculine est relativement présente dans l'historiographie soviétique, c'est bien parce qu'elle est réprimée. La loi de 1934 qui condamne la sodomie vise les gays et non les lesbiennes. Ces dernières sont tout simplement ignorée des lois et donc, de jure, elles n'existent pas. 

« Nous avons affaire à ce que j'aime appeler une histoire sans trace », développe Mathieu Lericq, « la spécificité juridique soviétique condamnait les hommes mais pas les femmes. Il n'y avait ainsi aucune forme publique de visibilisation de l'homosexualité féminine ». 

Et cela se traduit à plusieurs niveaux. N'étant pas condamnables, les lesbiennes ne sont pas envoyées au goulag, par exemple. Mais, effet boomerang de cette invisibilité, la sous-culture lesbienne s'est bien moins développée en URSS que la sous-culture gay. Il y eut bien quelques cafés et clubs privilégiés à Saint-Pétersbourg ou dans les Pays-Baltes. Mais cela reste très anecdotique. Ce n'est véritablement qu'à la chute de l'URSS que les lesbiennes commenceront à se regrouper en nombre autour de valeurs, de codes et de rites communs. 

Quelques années après la chute de l'URSS, le 27 mai 1993, la Russie décide de dépénaliser l'homosexualité. Cette décision est suivie en 1999 du retrait de l'homosexualité de la liste russe des maladies mentales. Deux pas en avant pour un pas en arrière : en 2013, la loi contre la « propagande des relations non traditionnelles auprès des mineurs » restreint à nouveau les droits des minorités homosexuelles en Russie dans un contexte de tensions avec l’occident. Près de cent ans après la première dépénalisation de l’homosexualité en Russie, la lutte pour les droits des homosexuel(le)s est loin d'être terminée. 

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