Scène

Fenêtre sur Kremlin

Par CAROLINE GAUJARD-LARSON

Quand elle ne danse pas entre ses murs, Joy Womack observe à loisir la forteresse rouge du haut de ses appartements. À 21 ans, elle est la première Américaine à avoir accédé à l'école de ballet du Bolchoï, à avoir signé un contrat avec le théâtre, puis à avoir conquis la place de principale danseuse du ballet du Kremlin. Pour La Dame de Pique, elle raconte son histoire.


Joy Womack, sur le Grand pont de Pierre à Moscou, le 12 juin 2015. (Photo Alexandre Kabanov)

Derrière la porte vitrée d'un des meubles de son salon, disposés pêle-mêle, des photos, des cadeaux, des coupures de journaux, des souvenirs évoquent la carrière de la ballerine. Deux grands tapis de gym recouvrent le parquet, au-dessous d'une barre d'exercice. Un miroir géant reflète l'ensemble, qui monopolise tout un mur. Depuis quelques temps, « une copine me prête cet appartement », explique la danseuse.

Ledit appartement est vaste, sur Dom naberezhnaya. En théorie inaccessible pour la principale danseuse du ballet du Kremlin, dont le salaire plafonne à 18 000 roubles mensuels (environ 300 euros, ndlr), précise-t-elle. Assise près de la fenêtre, avec vue imprenable sur le Kremlin et ses murailles, la jeune femme ne perd jamais de vue le théâtre ni la scène sur laquelle elle se produit quotidiennement.


Joy Womack, chez elle, dans son appartement de Dom naberezhnaya, le 12 juin 2015. (Photo Alexandre Kabanov)

Joy Womack, née il y a 21 ans en Californie, a déjà atteint des sommets. Certes, il y en a d'autres. C'est la première Américaine en revanche à être sortie diplômée de l'école de ballet du théâtre Bolchoï, à Moscou, après trois années de dur labeur à l'issue desquelles elle sort major de sa promotion. Deux ans de plus passés à fouler les planches du Bolchoï, et elle est de nouveau la première danseuse américaine à intégrer le corps de ballet du Kremlin, aujourd'hui encore la seule étrangère et surtout la toute première danseuse de cet autre prestigieux théâtre russe.


Joy Womack, sur le Grand pont de Pierre à Moscou, le 12 juin 2015. (Photo Alexandre Kabanov)

« Oui c'est étrange, que le théâtre du Kremlin ait fait appel à moi », reconnaît la jeune Américaine qui ne se l'explique pas vraiment. En tout cas, si c'était à refaire, elle n'hésiterait pas une seconde : ni l'entrée à l'école de ballet du Bolchoï à 15 ans (alors qu'elle vient d'être repérée à l'académie de ballet de Washington par une professeure du grand théâtre russe), ni ces trois années « très difficiles » de formation russe, suivies de deux années au Bolchoï, ni enfin son transfert au sein du corps de ballet du Kremlin. « La Russie m'a tant apporté », dit-elle. « Elle m'a tout donné. Je suis très reconnaissante. »


Joy Womack, sur le Grand pont de Pierre à Moscou, le 12 juin 2015. (Photo Alexandre Kabanov)

À l'époque où l'apprentie ballerine vit encore aux États-Unis dans une famille de neuf enfants, son entourage ne partage pas l'enthousiasme de l'adolescente qui déjà, rêve de ballet russe. « Yes I can! », répond-t-elle à ceux qui tentent de la décourager. Joy tient bon. Non contente de réaliser son rêve, elle devient la première de toutes, dans un environnement où n'être pas russe rend les choses plus difficiles encore. « Avant la crise actuelle, raconte la ballerine, on ne me faisait pas sentir que j'étais étrangère. Les autres danseuses me considéraient comme étant des leurs. Maintenant, poursuit-elle, je suis davantage américaine… »


Joy Womack, dans les escaliers du Grand pont de Pierre à Moscou, le 12 juin 2015. (Photo Alexandre Kabanov)

Aujourd'hui « au sommet de la montagne », c'est tout naturellement que Joy Womack et ses 21 ans ont envie de découvrir ce qui se cache derrière. La jeune danseuse est lucide : même si elle ne peut imaginer sa vie sans le ballet, elle sait que la danse ne sera qu'une partie de sa vie, « un moment qui passe très vite ». « On passe son temps à s'entraîner pour quelque chose qui dure au maximum dix ans, vingt ans, et encore, avec de la chance », estime-t-elle. « Sans compter que les moments passés sur scène sont si rares, en comparaison de la quantité d'énergie dépensée chaque jour ! »


Joy Womack, sur le Grand pont de Pierre à Moscou, le 12 juin 2015. (Photo Alexandre Kabanov)

Chaque jour, c'est le réveil qui sonne à 5h45 tapantes. S'en suivent une heure de vélo à la salle de sport, puis une heure de musculation et éventuellement une heure de piscine. Après quoi, une séance de stretching et le ballet peut commencer. Les représentations ont lieu le soir de 19 heures à presque 23 heures. Il faut alors dormir pour tout recommencer, parfois pendant plusieurs semaines sans jour de repos. « C'est quand la compagnie décide, ce n'est pas fixe. »


Joy Womack, sur le Grand pont de Pierre à Moscou, le 12 juin 2015. (Photo Alexandre Kabanov)

« It's just dance ! ». C'est par ce raccourci que la première ballerine du Kremlin conclut notre échange sur ses chances d'être auditionnée et sélectionnée à Paris en juillet prochain, à l'Opéra Garnier. Chose rare pour l'institution française, Benjamin Millepied (chorégraphe et directeur du ballet de l'Opéra de Paris, ndlr) va en effet donner sa chance à des danseurs et danseuses non formés au sein de l'école parisienne, en vue d'intégrer son corps de ballet.


Joy Womack, sur le Grand pont de Pierre à Moscou, le 12 juin 2015, jour de la fête nationale russe. (Photo Alexandre Kabanov)

Si cette piste aboutissait, Joy apprendrait vite le français, comme elle a appris le russe. Et comme elle apprend le chinois, en ses rares moments de temps libre. Si elle part, il y a quelque chose, « une partie d'elle-même », qui restera là, en Russie. Mais Joy Womack a « peur du confort, peur de la routine ». Aujourd'hui, elle est prête à « s'ouvrir à d'autres opportunités ». Et du moment qu'on lui permet de danser, après tout, « peu importe ». Au Bolchoï, au Kremlin, sur une scène d'Arkhangelsk (au nord de la Russie occidentale, ndlr) ou encore dans un coin de la Sibérie orientale : « je veux juste danser ».


Joy Womack, au bas du Grand pont de Pierre à Moscou, le 12 juin 2015. (Photo Alexandre Kabanov)

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