Arts Visuels

Evgueny Chubarov, l'abstraction sous contrôle

Par GUILLAUME HOUSSE

Depuis avril, la galerie Gary Tatintsian de Moscou donne à voir une œuvre unique dans le paysage artistique russe. Prolongée jusqu’au 10 novembre, l’exposition personnelle du peintre russe Evgueny Chubarov, disparu en 2012, est l’occasion de découvrir une peinture abstraite russe des plus étonnantes.

Un des charmes de la galerie Gary Tatintsian est son isolement. Cachée par les arbres du quai Serebryanicheski, entre le bout de la rue Solyanka et le koltso à hauteur du centre d’art Winzavod et du centre du design Artplay, elle a ses quartiers au cœur de Moscou, mais dans une zone très peu fréquentée. Une relative solitude précieuse pour qui veut apprécier les toiles actuellement présentées par la galerie.

Car la peinture abstraite supporte mal d’être montrée dans un environnement trop riche, trop vivant, avec ce risque d’être cantonnée à une fonction platement décorative et de perdre ainsi tout son sens. Le drame intime ressenti par Mark Rothko en 1959 en est un parfait exemple : en acceptant de « décorer » le restaurant du Seagram Building, l’artiste américain rêvait de violenter les riches clients de ce restaurant, qui se seraient retrouvés assis sous ses toiles. Il comprit finalement qu’il ne prendrait jamais le dessus, et que le regard distrait des dîneurs sur son œuvre la détruirait, simplement.

Chez Gary Tatintsian, le spectateur se retrouve le plus souvent seul face aux immenses formats d’Evgueny Chubarov, installées dans de grandes pièces nues. Il est comme laissé à lui-même face aux toiles. Ce qu’il regarde est radical. Des toiles surchargées, débordant l’espace du cadre, des gribouillis, des aplats épais de couleur, parfois noirs et blancs, parfois bariolés, mais toujours répétitifs, systématiques, obsessionnels. On pense alors à l’expressionnisme abstrait de l’Ecole de New York, et en particulier à l’action painting, à ces artistes de la fin des années 1940 jusqu’aux années 1960 pour qui la toute-puissance du geste a pris le pas sur le résultat pictural. Plusieurs critiques* ont d’ailleurs compris ce que cette démarche avait de fondamentalement américain. Dans la peinture de Jackson Pollock notamment, c’est l’individualisme de l’artiste qui est affirmé et opposé à tout ce qui l’entoure, moins par défi que par négation de tout le reste. Un type de peinture qui, par essence, détonne dans le paysage russe.

Nous parlions dans un précédent article de l’intérêt que revêtait la discussion entre John Baldessari et Ilya Kabakov, organisée par le musée Garage en 2013 afin de comprendre les états d’esprit radicalement différents des artistes contemporains russes et américains. Mais la peinture de Evgueny Chubarov vient bousculer ce que l’on croyait avoir compris. Sa peinture semble directement venue de l’inconscient, immédiate, sans la moindre médiation encadrée par une réflexion ou une structure. L’artiste est pourtant bien né en URSS, à Nizhnee Bobino, dans le Bashkortostan, en 1934, et passa toute sa vie en Russie.

Or, quand Gary Tatintsian, toujours très proche d’Evgueny Chubarov tout au long de sa carrière, parle de sa manière de travailler, il apparaît que sa personnalité tranche avec celle des artistes américains évoqués. En regardant de près ses toiles, on remarque que le travail est effectué au moyen de plusieurs couches. En fait, l’artiste emplit trois à quatre fois la surface de chaque toile, parfois plus, puis – c’est invariable – rappe l’ensemble pour ne laisser qu’une couche sur laquelle se superposent les suivantes. Rien d’arbitraire ici ni de geste dicté par la seule pulsion, mais plutôt, une construction réfléchie pour atteindre le résultat escompté. Si l’engagement de l’artiste n’en est pas moins fort, il est vrai qu’il n’est pas immédiatement transmis au spectateur, que le dialogue en sort complexifié, et c’est ce qui rend ces toiles intéressantes.

Evgueny Chubarov a donné peu d’interviews : une rencontre avec l’artiste n’est possible que via ses toiles, qui invitent à le comprendre, en même temps qu’elles imposent une distance très ferme. Sauf peut-être dans l’une des salles de la galerie Tatintsian, dont la teneur est à la fois érotique, scatolophile et blasphématoire et où les formes à l’encre et à la peinture noire rappellent certains dessins de Dubuffet. Là, des sexes, des croix, des corps difformes et des sécrétions : le catalogue complet des raccourcis vers le subconscient de l’artiste sur lequel il est facile de se rabattre si l’on a été découragé par ses abstractions mystérieuses.


* S. Guilbaut notamment, dans Comment New York vola l’idée d’art moderne

Exposition Evgueny Chubarov
Galerie Gary Tatintsian
Serebryanicheskaya naberezhnaya, 19
Moscou
Jusqu'au 10 novembre 2015
Ouvert du mardi au vendredi de 11h à 19h, le samedi de 12h à 18h. Fermé le dimanche.
Entrée libre

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