Société

Et l'URSS inventa le sport de haut niveau (2/2)

Par LUKAS AUBIN

En 1952, sous l'impulsion de Staline, l'URSS participe aux premiers JO de son histoire. Le coup d'essai est presque un coup de maître : l'URSS finit deuxième au classement des médailles, derrière le grand rival américain. Dès lors, le sport va devenir l’une des principales armes soviétiques durant la Guerre froide. Petite histoire du sport sous l'URSS (deuxième partie).


"Le sport, c'est la santé, la volonté et le courage", Victor Koretsky (1957)
 

Les années 1930 en URSS sont celles du « grand tournant stalinien ». Déportations des koulaks (riches paysans propriétaires), collectivisation des terres, industrialisation forcée : l'URSS mue à la vitesse grand V et dans la douleur, tandis qu’elle se détourne des thèses libérales. Paradoxalement, le sport soviétique semble effectuer le chemin inverse en intégrant les compétitions internationales « bourgeoises » sous l'impulsion de Staline, et délaisse ainsi progressivement les instances soviétiques créées dans les années 1920.

En 1937, l'Internationale rouge sportive (IRS) montre ses limites et se trouve démantelée. Car pour parvenir à homologuer ses records sportifs sur la scène internationale et démontrer ainsi sa supériorité sur le modèle capitalisme, l'URSS n’a d’autre choix que d’intégrer les instances transnationales prévues à cet effet. Successivement, l'Union soviétique intègre la Société des nations (SDN) en 1934, la Fédération internationale de football association (FIFA) en 1946, le Comité international olympique (CIO) en 1951, et sera à l'origine de la création de l'Union des associations européennes de football (UEFA) en 1954.

Au sortir de la Grande guerre patriotique, Staline peut désormais compter sur la représentation soviétique à l’international, ainsi que sur une masse considérable de sportifs compétents et surentraînés, prêts à relever les défis olympiques à venir. Ainsi, lorsque l'URSS participe pour la première fois aux Jeux olympiques, à Helsinki en 1952, Joseph Staline tourne définitivement le dos aux « proletkultistes » et aux « hygiénistes ».

« Tous les records sont à nous ! »
A ce stade, le coup d'essai n'est pas exactement un coup de maître. : l’Union soviétique finit à la deuxième place au classement des médailles, juste derrière les Etats-Unis. Dès cet instant, la Guerre froide devient sportive.

De 1952 à 1988, les USA et l'URSS se livrent à une lutte sans merci. Records en cascade, dopage, boycott, propagande : tous les moyens sont bons pour remporter la victoire et faire valoir les bienfaits de leurs modèles respectifs. Les deux protagonistes monopolisent les deux premières places du podium au classement des médailles lors de chaque édition, sans exception.

L'URSS remporte 6 des 9 compétitions olympiques auxquelles elle participe. Cette success story est relatée par un journaliste soviétique, dans la Pravda, en 1972, lequel écrit : « Les grandes victoires de l'Union Soviétique et des pays frères constituent la preuve éclatante que le socialisme est le système le mieux adapté à l'accomplissement physique et spirituel de l'homme ». Une phrase à la tournure assez subtile pour légitimer la participation soviétique aux compétitions « bourgeoises ». Ces mêmes compétitions qui, quelques années plus tôt, comptaient tant de contempteurs encore.


"Camarades à l'entrainement !", Nikolay terechchenko (1952)

En réalité, « le domaine du sport reproduit les variations de la politique internationale et nationale de l'URSS. Aux velléités internationalistes, succède la volonté de construire le socialisme dans un seul pays, donc de produire une élite sportive qui doit servir de modèle aux citoyens soviétiques mais aussi à l'ensemble du monde », explique Sylvain Dufraisse, historien et spécialiste du sport sous l'URSS.

En l’espace de neuf éditions olympiques, l'Union soviétique a collecté pas moins de 1 204 médailles, dont 473 sont en or. Ces succès à répétition ne doivent rien au hasard.

Innovations technologiques et méthodes révolutionnaires
A l'initiative de Staline, les autorités soviétiques entreprennent de lancer des programmes de recherches destinés à améliorer les performances des sportifs. Les scientifiques cherchent ainsi à mathématiser le corps, à l'administrer, et à le rendre performant, à l'instar d'une machine : il s'agit ici d'un savant mélange fait de biomécanique et de culture physique.  « Amélioration de la race », « production d'un homme nouveau », ou encore « nouveau type d'humain, plus robuste et plus performant » sont alors les leitmotivs des hommes politiques, des scientifiques et des artistes soviétiques. L'équation est bien entendu complexe. Comment réussir à prévoir l’imprévisible, à savoir l'ensemble des mouvements, des réactions et des impondérables du corps humain lors de la réalisation d'un effort individuel ou collectif ?

Pendant la Guerre froide, les scientifiques soviétiques tentent de répondre à ces questions. Les sports comme le hockey sur glace, le football, la gymnastique ou encore le saut à la perche font l’objet de recherches. Si les résultats obtenus connaissent par la suite des fortunes diverses, bon nombre de techniques « révolutionnaires » mises au point inspirent encore aujourd'hui le sport de haut niveau, aussi bien en termes de méthodes d'entrainements que de technologies.

Dès leur plus jeune âge, les jeunes sportifs sont ainsi triés en fonction de leurs performances grâce au GTO (Préparation au travail et à la défense), un organisme paramilitaire qui a pour mission d'édifier les masses en les entrainant à l'athlétisme, au tir, au ski, à la gymnastique et au secourisme. Tout citoyen soviétique est tenu de suivre cette préparation afin d'obtenir un brevet évaluant ses capacités.

Néanmoins, après la Seconde Guerre mondiale, le GTO est détourné de sa vocation première. Staline décide d’instaurer un système de compétition basé sur un barème de performances. De manière horizontale, puis pyramidale, chacun est jugé par rapport aux records mondiaux en vigueur dans chaque discipline. Dès lors, le GTO est utilisé pour classer la jeune population soviétique en attribuant à chacun un titre allant de « sportif actif » à « maître émérite de sport d'URSS de classe internationale ».


"Prêt au travail et à la défense (GTO) ! La jeunesse au stade !"

Cet écrémage permet de faire le tri chez les jeunes sportifs et de distinguer la fine fleur physique de la population. Malgré tout, le sportif soviétique est toujours considéré comme un sportif amateur. Voilà une manière de montrer au monde capitaliste les bienfaits du système communiste sur la population soviétique. Le sportif émerge naturellement et par hasard.

Pour Sylvain Dufraisse, « l'URSS systématise des pratiques qui étaient nées ponctuellement et qui çà et là avait cours en Europe. Elle soutient massivement l'investissement dans les sciences du sport et développe les instituts de recherche dans le domaine du sport (nutrition, diététique, etc.). Suite à des traumatismes et des blessures, les autorités sportives soviétiques mettent aussi en œuvre, à partir de 1947, un protocole de contrôle médical. » Des domaines tels que la psychanalyse n’est pas oublié : on étudie le mental du sportif, alors conditionné pour appréhender au mieux la pression.

Le développement du sport en URSS est tel qu'en 1983, une étude démontre que l'URSS est le leader mondial en matière de technologies de pointe à l'usage dans le sport. Pas moins de douze disciplines sont dominées par la technologie soviétique contre onze pour les USA et huit pour l'Allemagne de l’Est (RDA).

Le sport, une affaire d'Etat
Mais la plus grande particularité de l'URSS est bien d'avoir fait du sport une affaire d’État, comme le décrit James Riordan dans son ouvrage Sports, politics, and communism, en 1991 : « C'est le système global de l'URSS qui produit les résultats (contrairement au système occidental) : une détermination à appliquer la théorie à la pratique ; un système qui planifie son programme de recherche sportif sur le long terme ; et un mécanisme qui tente d'organiser le meilleur moyen d'atteindre ses objectifs ».

Même son de cloche chez Sylvain Dufraisse : « L'originalité du sport soviétique est fondée sur l'investissement précoce de l'Etat dans la production d'une élite sportive. Dès le milieu des années 1930 commencent à se mettre en œuvre des filières de formation des champions et des dispositifs d'aide à la performance. La planification et la centralisation ont eu des effets plus positifs que dans le domaine de l'économie... Dès le lendemain des JO d'Helsinki, des objectifs sont déterminés et des cycles de préparation sont organisés », développe-t-il.


Parade sportive annuelle (1953) © Emmanuil Evzerikhin

Aujourd'hui, presque trente ans après la fin de l'URSS et à la veille de la première coupe du monde de football tenue dans un ex-pays soviétique, en l’occurrence la Russie, le sport n'a jamais été aussi présent dans nos sociétés ; sur les chaînes de télévision, de radio, sur Internet, et à longueur de journées. Le sport représente aujourd’hui un soft-power incontournable pour tout État souhaitant investir la sphère médiatique et voulant exister sur la carte et dans les représentations populaires.

Le système sportif soviétique a offert aux pays occidentaux un apport scientifique considérable. Et par son usage des corps des athlètes, il a également révélé l'importance suggérée de la « puissance de l'imaginaire »  au sein de la symphonie du concert des nations. La place décisive accordée au sport par l'Union soviétique est en elle-même une révolution, une révolution en avance sur son temps. De nos jours, les nations du monde entier ne peuvent plus se passer du sport, elles en sont dépendantes. L'URSS l'avait déjà compris.

Publicité