Lettres

Emmanuel Guibert : "On m'a donné une leçon intime de ce que peut être la Russie"

Par CAROLINE GAUJARD-LARSON

Son album "Le Photographe", aujourd'hui traduit en russe, s'est déjà vendu à 500 000 exemplaires. L'auteur de BD Emmanuel Guibert était l'invité du festival Boomfest à Saint-Pétersbourg. Avec "La Dame de Pique", l'artiste français a longuement parlé de son art, de l'Europe, de la Russie, de la littérature, bref, de la vie. 


Emmanuel Guibert au festival Boomfest le 26 septembre 2015 à Saint-Pétersbourg (Photo Ksenia Yablonskaya)

La Dame de Pique : "Vous dites que le fait que Le Photographe paraisse en russe revêt une importance toute particulière pour les médecins de Médecins sans frontière qui ont œuvré en Afghanistan pendant la guerre et qui sont dans votre livre. Est-ce que pour vous aussi, cela est important, ou s'agit-il simplement d'une version supplémentaire, d'une énième traduction?"

Emmanuel Guibert : "Ah non c'est spécial. Il faut imaginer que pendant les dix ans de présence de mes amis médecins en Afghanistan, le Soviétique, à l'époque, c'était l'ennemi, celui qui larguait des mines anti-personnelles, des bombes sur votre tête. Les médecins en voyaient le résultat quotidiennement, sur les gens qui fuyaient jusque vers les hôpitaux. Donc, que la roue tourne au cours d'une vie, pour qu'un jour on puisse prendre l'avion et se retrouver en Russie pour évoquer cette histoire de manière non pas dépassionnée – cela dépend des interlocuteurs –  c'est très important. Pour les jeunes générations, l'Europe coupée en deux est dans les livres. Quand on l'a connu comme moi, elle l'est pour la vie. Quand bien même elle n'est plus là. Et quand je viens en Russie, je passe un mur que les jeunes ne passent pas. Y aura toujours ce mur. C'est comme si j'avais un œil qui voit le passé et un œil qui voit le présent, simultanément. C'est ça les expériences. Le monde change beaucoup au cours d'une vie, il y a des choses qui ont évolué mais qui restent en vous. Et bien sûr, on lit le présent à cette aune, en fonction de ce qu'on a vécu avant. C'est pourquoi cela m'intéresse d'autant plus de venir ici, parce que j'ai été très marqué adolescent lors de voyages à l'Est, par exemple à Berlin avant la chute du Mur. J'ai été très perturbé par cette situation. Il faut bien le dire : c'était affreux de se trouver sur un continent coupé par une barrière qui avait vraiment toutes les apparences d'une barrière ossifiée, une barrière devenue de l'ordre de l'anatomie. Et quand je suis allé à Berlin en 1985, pas un signe ne disait évidemment que quatre ans plus tard, le Mur tomberait. On pouvait vraiment imaginer, compte tenu de l'absurdité de la situation que c'était parti pour les siècles des siècles. L'histoire de l'Europe est une histoire de paranoïa sans cesse reconduite. Si on est dans cet état-là c'est parce que l'on a toujours peur. On a toujours peur parce qu'on est échaudé évidemment, on a passé des siècles à se taper dessus, et là, en ce moment, on ose à peine respirer. On est dans une situation qui se dégrade. Peut-être que c'est cyclique, en fait, peut-être que l'Europe a besoin de se saboter régulièrement, pour ensuite jouer à renaître et vivre quelques années d'une parenthèse absolument divine. Une parenthèse comme celle que moi, Français, j'ai vécu adolescent et même encore aujourd'hui. Tout ça ce n'est pas uniquement intellectuel, c'est des choses très physiques, très sensibles, des choses avec lesquelles on a vécu très longuement. Quand le Mur est tombé j'avais 25 ans et 25 ans c'est une vie déjà. On a eu le temps de se faire un monde. Et tout d'un coup…Paf! ça change. Ça rend mes voyages ici toujours très chargés. Et je suis d'autant plus ému de lier amitié avec un Russe que j'ai cru pendant très longtemps que je n'en rencontrerais jamais. 


La Maraîchère de Dostoïevski © Emmanuel Guibert

Je me rappelle un exilé russe dans les années 1980 à Paris... Il travaillait dans l'informatique. En 1990, quelque chose comme ça, sa mère est venue à Paris. Ils m'ont invité à dîner. J'ai vécu une soirée où tout d'un coup, on arrêtait d'être crispés sur cette histoire, cet obstable, et on pouvait se serrer dans les bras, boire un coup. Cette ambiance de chaleur faisait du bien et cautérisait les 25 années précédentes. Après, je trouve que lorsqu'un continent a subi ce que le nôtre a subi, on devrait expédier les affaires courantes et l'on devrait consacrer son temps à se connaître, se réconcilier, discuter, faire baisser la température mais ce n'est pas ce qui arrive. Bon, à la fin de la guerre, il y a toujours cette jonction entre l'armée russe et l'armée américaine, on se rencontre, on débouche une bouteille et ensuite chacun reprend ses positions derrière ses barbelés et on tire à vue. Je trouve que l'Europe n'est pas assez fêtée. Et il se peut que l'on retourne vers de graves problèmes, parce que l'Europe n'est pas assée célébrée, même de manière très simple. C'est des choses qui ont pu être faites entre la France et l'Allemagne d'après-guerre, et Dieu sait que le contentieux était absolument considérable. Mais il y a eu des décisions politiques qui encourageaient des initiatives très pratiques. Le traité de l'Elysée en 1963, De Gaulle-Adenauer... On décide le jumelage des villes, on décide l'établissement de correspondances régulières entre les adolescents allemands et français, c'est comme ça que ça marche! Là je suis en train de délirer sur le meilleur des mondes, mais de manière générale, je trouve qu'on ne se tombe pas assez dans les bras et qu'on le paie cher. Et du coup on se tombe sur le dos. Il n'y a pas eu une seule rencontre publique ici, sauf hier, où les gens ne sont pas venus me voir en me disant : vous ne feriez pas un travail sur la Russie pour donner une autre image de notre pays? Systématiquement.

LDDP : "Vous appréhendez le retour d'une sorte de mur en Europe? Un nouveau mur qui se situerait en Ukraine par exemple?"

EG : Comme il n'y a rien de plus soluble dans le temps que l'actualité, à part quelques responsables politiques et les principaux concernés, tout le monde est en train de se contrefoutre de l'Ukraine. Le problème en ce moment, c'est les réfugiés. Les murs ne sont pas en train de se construire entre l'Ukraine occidentale et l'Ukraine orientale, bien que ce soit déjà en train d'arriver, mais plutôt aux frontières de l'Europe, à l'intérieur des pays, en Hongrie, en Croatie, etc. Les fermetures vont bon train et c'est la conséquence logique des guerres. Dès qu'on se fout sur la gueule, les conséquences ne tardent pas à se faire sentir, les gens s'enfuient, se déplacent, et se retrouvent confrontés à des gens qui ne veulent pas les accueillir et les envoient paître. Je ne suis pas surpris que l'Europe dysfonctionne, au contraire je suis toujours surpris qu'elle fonctionne. C'est une grâce dont je ne reviens pas… J'ai un père qui a fait la guerre d'Algérie, deux grand-pères qui ont fait la guerre de 39-45, quatre arrière-grand-pères qui ont fait la guerre de 1914 et j'ai eu des ancêtres à Sedan, enfin, ça n'a jamais arrêté! Et moi je n'ai rien eu de tout ça. À mon avis, j'étais le premier depuis belle lurette! Bien sûr, j'ai eu le bon goût d'arriver au moment où l'Europe desserait la cravate. C'est facile d'arriver après un massacre si j'ose dire, parce que les gens ont la soif de vivre. Et ça détermine des parenthèses entre lesquelles il fait très bon vivre, comme en France ces 70 dernières années.


© Emmanuel Guibert

Nous en plus, on habite vraiment un pays paradisiaque. Il est évident que si tout n'est pas bien en France, lorsque l'on voyage, la comparaison avec les pays visités nous conduit logiquement à penser qu'on est très bien lôtis. C'est toujours dommage de casser ça pour des raisons névrotiques, par une espèce de maladie psychique qui consite à casser ce qui est bien, par dépression, par incapacité à résoudre, se mobiliser pour préserver des choses d'une grande valeur. Alors je me dis l'Europe, ça a été extraordinaire. Mais je garde à l'esprit que les grands ensembles ont toujours une difficulté constitutive à se maintenir car j'ai remarqué une chose, à ma petite échelle, mon intelligence a un mal fou à appréhender ce qui est hors de mon champ de vision. Même dans mon champ de vision, j'ai du mal à décrypter ce que je vois, alors ce que je ne vois pas... Je n'en sais rien. Et l'humain a tendance à se foutre sur les épaules toutes sortes de problèmes qu'il ne voit pas, et qu'il prétend être capable de résoudre, ce qui amène à prendre des décisions absurdes totalement détachées de la réalité, qui font que par exemple de grands ensembles politiques que l'on prétend centraliser deviennent abstraits. Là, il y a sans doute des questions d'organisation à revoir pour que l'homme puisse jauger et juger les situations en fonction de ses capacités cérébrales, dont il serait bien inspiré de se rendre compte qu'elles ne sont pas infinies! On peut être très intelligent. Mais un des premiers apprentissages de l'intelligence  est de savoir qu'on est con. C'est même une marque d'intelligence de connaître, non pas ses limites, mais ses faiblesses. Ça permet d'éviter le détachement au réel et une espèce de mégalomanie, de croire qu'on peut tout faire, tout ça parce qu'on a été capable d'envoyer un homme sur la Lune.

LDDP : "Aimez-vous votre vie, votre travail à Paris? Ou vous sentez-vous mieux en voyage, notamment d'un point de vue créatif?"

EG : Je n'ai pas encore réussi à me blaser de la vie que je mène à Paris. Ça paraît un peu littéraire de dire ça mais j'ai la sensation du voyage tous les matins, où que je me lève. Sortir dans les rues à Paris est un truc qui m'a toujours captivé. C'est l'une des raisons pour lesquelles je n'ai jamais possédé de téléphone portable, encore maintenant. Quand je sors de chez moi, je vais au spectacle. Au cinéma, au théâtre, on vous demande d'éteindre votre portable avant le spectacle. Moi, je n'en ai pas du tout dans la rue car je suis comme au théâtre, au cinéma, dans le roman... Evidemment, voyager loin, ça satisfait une fibre en moi qui est que j'ai toujours aimé discuter le bout de gras de tout le monde. On ne peut pas s'empêcher d'être touché par le fait de créer des liens d'amitié avec des gens dont on ne partage pas la culture ni la langue. Là il y a quelque chose qui nous poigne. Moi j'ai eu cette expérience à Moscou il y a quelques jours avec une dame russe, professeure de français, Lydia, qui m'a offert sa journée après une de mes conférences à l'université. C'est une des grâces de mon boulot. Je débarque dans des pays où mes livres ont été traduit et je rencontre des gens qui soit me connaissent, ont aimé, et c'est génial, ou alors qui sont juste présents lors d'une intervention et il se passe quelque chose. Comme avec cette dame… On ne pouvait pas en finir. Il y aura eu au moins une après-midi au cours de laquelle j'ai, à travers quelqu'un, eu une sorte de leçon intime sur ce que peut être la Russie. Une attitude d'abord, des mimiques, mais aussi un concentré d'histoire récente. Car ces gens s'ils sont ouverts vous parlent volontiers de la vie des leurs. C'est ce que je préfère dans mes voyages, davantage que faire des visites touristiques même si elles ont leur agrément.


Akhmatova © Emmanuel Guibert 

LDDP : "Vous faites penser à quelqu'un qui pourrait avoir de nombreuses casquettes. Dessinateur de bande dessinée, bien sûr, mais pourquoi pas historien, philosophe, peintre, et surtout journaliste, au sens dix-neuvièmiste du terme. Vous ressemblez à un Constantin Guys, ce croqueur, dessinateur de presse, raconté par Charles Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne. Cet œil aiguisé sur ses contemporains..."

EG : Mon ami Didier Lefèvre (dont Emmanuel Guibert raconte l'expérience en Afghanistan dans Le Photographe, ndlr) est mort après la parution du troisième tome du Photographe. C'était affreux. Pour me remonter un peu le moral, j'ai fait paraître Conversation avec Le Photographe. C'est fait à partir de dizaines d'heures d'enregistrement fait de sa voix. En réécoutant ses bandes, je me suis aperçu de toutes sortes de digressions qu'on avait faites pendant la conception du Photographe. On parlait, non pas de manière utilitaire, mais plutôt, on s'enregistrait pendant des heures en parlant de nos métiers. On parlait de ce qui faisait qu'un croqueur comme moi ou un photographe comme lui c'est pareil, et en même temps différent. On adorait parler de ça. Après sa mort, en réécoutant tout ça, ça m'a fait du bien, sa voix était là, c'était très vivant. Et je me suis rendu compte à ce moment-là qu'il était beaucoup question de journalisme. Beaucoup question d'une évolution qu'il avait vraiment prise en pleine gueule : un journalisme qui n'a plus un rond alors qu'il avait connu les choux gras. Tout comme Alain Keller, un ami à moi, grand photographe, qui partait à l'époque où il voulait, l'argent coulait un peu à flot, et le réveil a été un peu pénible. Mais je crois qu'au fond, comme Didier, à la fin de sa vie, faisait beaucoup de reportages sur ses propres deniers, c'était pas tant l'argent qui devenait problématique mais ce qu'il advenait au temps. Car Didier ne démordait pas de la nécessité absolue d'aller quelque part, d'en partir et d'y revenir, de se documenter très longuement pour essayer de retirer quelques indices valables, autres que ce que l'on peut retirer à toute vitesse et que l'on présente immédiatement comme des réalités, faisant comme un flôt d'informations nauséeux et étourdissant, assez dégueulasse, en continu.


© Emmanuel Guibert 

LDDP : "Vous n'êtes sans doute pas le seul à être rebuté par le flot d'information en continu… Il n'y a qu'à voir l'apparition récente de toutes ces belles revues, au format long... et leur succès."

EG : Oui, mais Didier est mort avant. Il y a quand même eu cet album, Le Photographe, qui a été un énorme succès (environ 500 000 exemplaires vendus, ndlr). C'est-à-dire que quelqu'un dont la presse ne voulait plus a pu produire une histoire via un autre véhicule que la photographie de presse et a réussi à fédérer une masse incroyable de gens fascinés par son récit et qui le lui disaient.

LDDP : "Vous lisez beaucoup? Que lisez-vous?"

EG : Le livre est ma seule source, avec la musique, de nourriture intellectuelle et spirituelle. J'ai pas de télé, pas de portable. Donc ça dégage pas mal de temps. Je lis à peu près tout ce qui me tombe sous la main. Mais je lis quand même plutôt les écrivains. Et là je suis en train de lire le bouquin d'un homme qu'on vient de perdre à l'âge de 91 ans. J'étais à son enterrement il y a une quinzaine de jours. C'est un dessinateur, écrivain et conteur français qui était, je pense, l'un de nos plus grands artistes. Il est assez frappant que personne ne le connaisse. Il s'appellait Fred Deux. Et il a partagé la vie de Cécile Reims qui est graveur. Ils ont toujours vécu dans des régions très reculées, en montagne, étant tous les deux tuberculeux, et il a fini sa vie dans le Berry ou sa compagne habite toujours. Fred Deux a réalisé trois œuvres : une œuvre de dessinateur, une œuvre d'écrivain et à un moment de sa vie où il n'arrivait ni à l'un ni à l'autre, il a commencé à s'enregistrer sur un dictaphone, cela pendant 200 heures, c'est ce que j'écoute actuellement. Ces enregistrements sont un sommet de la littérature, sans aucun doute, sauf que c'est parlé, pas écrit. Cet homme vous sussurre à l'oreille des mots d'une justesse...! D'un charnel absolument phénoménal. Et moi j'écoute ça en ce moment à n'en plus pouvoir. En dessinant, j"écoute Fred Deux. Ses bandes sont disponibles sur le site de la BNF. J'espère qu'un jour ce patrimoine va circuler plus largement, même s'il a déjà dans le dessin une relative notoriété et même si à une époque, Maurice Nadeau a fait publier sa littérature. Mais comme Fred Deux a refusé tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une vie littéraire… Moi je côtoie surtout des auteurs de bande dessinée. Des gens avec qui j'ai parfois partagé des ateliers auparavant. C'est Joan Sfar, c'est Christophe Blain, Emile Bravo, Marjane Satrapi… On était tous dans le même atelier à Paris. Mais c'est plutôt des copains de classe. Par goût aussi, je vais plutôt vers des gens qui ne font pas ce que je fais : ça m'intéresse.

LDDP : "Vous avez fait des études de dessin?"

EG : Très peu, j'ai fait six mois d'école et puis je suis parti. Le dessin ça s'apprend surtout tout seul, il faut pratiquer tous les jours.


Au Musée Russe © Emmanuel Guibert 

LDDP : "Le dessin, selon vous c'est une impulsion? C'est le fait de l'imagination? C'est issu de vos multiples rencontres, ces anecdotes de vie dont vous êtes friand?"

EG : Tout ce que je raconte c'est évidemment toujours pêché dans mon patrimoine. Même la science-fiction la plus débridée. Tout ce qui est du ressort de l'activité humaine, c'est musculaire. Donc si vous pratiquez pas, ça s'attrophie. L'imagination fait l'objet de superstition chez beaucoup de gens. Ils me demandent, mais comment trouvez-vous vos idées? Comment ça vient? En fait, ça vient de ce qui nous entoure, sauf que, à partir de ça, il faut trouver une forme, pour fabriquer, véhiculer une histoire. Et l'on doit entrer dans toutes sortes de préoccupations, du type fluidité du récit, tonalité drôle, triste, etc. À force de faire ça, on vit dans une ébullition cérébrale régulière, voire permanente. Et votre vie devient une centrale, une usine de traitements des récits. Le récit, c'est ce que produit naturellement l'homme. Notre vie c'est une suite d'anecdotes, qui peuvent constituer une biographie. Je dirais donc que l'imagination comme la mémoire s'entretient et s'excite. Mais à l'origine, dans l'enfance, et même la prime enfance, il faut bien quelque chose qui fasse qu'on va avoir envie de raconter. Y a des gens dans leur petite enfance qui avaient peut-être envie de raconter mais on ne les écoutait pas, ou même on les réprimait. Ceux-là ils feront peut-être une croix dessus, en souffrant un peu vraissemblablement, et se rattraperont peut-être en lisant. Mais il y a certains individus qui veulent à toute force mettre leur grain de sel. Certains se mettent dans tous leurs états en maculant une surface. C'est une expérience puissamment érotique, qui travaille toute la peau, tout l'être. Et ensuite il n'est plus question de s'en passer. C'est une expérience érotique, en ce sens qu'elle les comble en même temps qu'elle les frustre, en permanence. Il faut toujours recommencer.


Le chapeau de Dostoïevski © Emmanuel Guibert

Moi, j'ai été foudroyé par le dessin. Dans mon enfance, j'ai mesuré à quel point j'aimais le dessin, et à quel point c'était aussi un tourment. Et avec des hauts et des bas, j'ai jamais arrêté de dessiner, en me lamentant de jamais accoucher d'un dessin qui excède le flamboiement de l'idée dans la tête, de ce qu'on voit avant de poser la main sur le papier. D'ailleurs, souvent, les meilleurs dessins sont ceux qui ne partent pas d'une idée, ce sont ceux dont je pensais ne pas être capable. Il y a des choses que l'on cultive au cours de sa vie, sauf que pour certaines, il faut ce que j'appelle une pulsion, une étincelle très forte qui fait que vous êtes dirigés vers ça.

LDDP : "Avez-vous eu le temps de dessiner en Russie?"

EG : En Russie, je n'ai pas pu dessiné comme lors de mon premier séjour à Saint-Pétersbourg mais j'ai énormément regardé. Notamment à Nijni Novgorod que j'ai visité pour la première fois. C'était très beau. C'est drôle comme cette ville est énorme, industrielle et en même temps il y a de beaux restes. Ses maisons en bois semblent cependant en voie de disparition. Ces adorables isbas, qui parfois sont squattées ou alors habitées par des personnes âgées… J'ai l'impression que si je reviens dans cette ville dans dix ans, il n'y aura plus rien de ce que j'y ai vu. C'était assez émouvant de se balader au milieu de tout ça."


Boomfest 2015 (Photo Ksenia Yablonskaya)

Le Photographe - tomes 1, 2 et 3, éditions Aire Libre Dupuis, 2003, 2004, 2006.

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