Voyage

Ekaterinbourg. Voyage en terre d'Oural

Par LUKAS AUBIN

Capitale de l'oblast de Sverdlovsk, Ekaterinbourg est située au-delà des montagnes de l'Oural, à 1700 kilomètres et deux fuseaux horaires à l'est de Moscou. Rejoindre Ekaterinbourg, c'est donc faire ses premiers pas sur le continent asiatique. Reportage.

Au premier coup d’œil, Ekaterinbourg ressemble à ce qui se fait habituellement dans toute la Russie : coupoles dorées, statue de Lénine, rue Pouchkine ; tout y est. Pourtant, cette ville que traverse le mythique transsibérien ne tarde pas à se révéler plus dynamique que la moyenne, plus moderne, plus festive peut-être. Ancienne ville fermée sous l'URSS, Ekaterinbourg veut aujourd'hui s'ouvrir au monde. Construite en 1723 à l'initiative de Pierre-le-Grand qui lui donna le nom de sa femme, Ekaterina, Ekaterinbourg se veut, aux dires de son actuel maire Evgueni Roïzman, la troisième métropole de Russie, après Moscou et Saint-Pétersbourg.


Skyline d'Ekaterinbourg, une ville en perpétuelle reconstruction (Photo Lukas Aubin)

Une ville tournée vers l'avenir
En ce jour de printemps, Ekaterinbourg se réveille doucement de son long sommeil hivernal. Le froid y est toujours glacial mais les journées rallongent, et le soleil est au rendez-vous. Dans les rues de la capitale de l'oblast de Sverdlovsk, le tout-Ekaterinbourg déambule et vaque à ses occupations. Le centre de la ville s’avère architecturalement très hybride ; les enseignes des grands fast-food américains côtoient les statues de Lénine, du poète Visotsky et du tsar Nicolas II. Dans les ruelles adjacentes, se laissent voir des graffiti à la gloire du groupe de rock russe Kino et de sa désormais légendaire figure de proue, Victor Tsoï, décédé tragiquement en 1990. Les gris bâtiments soviétiques sont désormais dépassés en taille par des immeubles ultra-modernes et les hôtels de luxe construits après la chute de l'URSS. Nulle trace dans le paysage de la tour de télévision soviétique qui devait concurrencer la tour Ostankino de Moscou : elle est finalement détruite après des années d'abandon. Dans le centre historique, en revanche, on a placé un monument à la gloire du clavier Qwerty, symbole d’une certaine modernité. C'est là toute l'essence du Ekaterinbourg d'aujourd'hui : celle d'une cité qui regarde vers l'avenir tout en piochant, çà et là, dans son passé tsariste et soviétique.


Dans la rue à Ekaterinbourg, un graffiti en hommage à Victor Tsoï (Photo Lukas Aubin)

« La marchroutka, c'est l'âme de la Russie »
« Ekaterinbourg souhaite devenir une ville moderne. C'est-à-dire gagner de l'argent grâce aux événements internationaux, se moderniser et rayonner », explique Oleg, un jeune étudiant en informatique croisé en ville, « c'est pour cette raison que la Coupe du monde est positive pour nous. La ville possède désormais de meilleures infrastructures et on a même de nouveaux bus, des bus écologiques ! » Certes, mais il y a un hic : les autorités locales ont décidé le temps de l'événement de supprimer les marchroutkas, ces minibus datant de l'époque soviétique qui transportent à bas coût les Russes de tout le pays. « Les responsables politiques pensent qu'elles sont dégradantes pour l'image de la ville. Mais ils ne comprennent pas que la marchroutka, c'est l'âme de la Russie ! », s'exclame Oleg.

Malgré quelques réserves, la jeunesse semble donc optimiste. Comme Svetlana, dix-huit ans, qui a décidé de se porter volontaire pour l'événement sportif. « Je veux faire partie de la grande famille organisatrice de la Coupe du monde et parler avec les étrangers, confie-t-elle. C'est une façon de découvrir le monde sans changer de pays », explique-t-elle encore, très enthousiaste. Une volonté de s'ouvrir à l’étranger qui contraste bien avec le passé soviétique de la ville : de 1960 à 1990, Ekaterinbourg a été une ville fermée, interdite aux étrangers. Mais c’est le passé.


L'église de Tous-les-Saints et la rivière Isset à Ekaterinbourg (Photo Lukas Aubin)

Le même jour, dans les rues, des tramways, des voitures Lada et autres minibus klaxonnent à n'en plus finir. Les artères principales de la ville sont engorgées. En remontant l'avenue Lénine, quelques centaines de mètres après la mairie, se découvre alors la rivière Isset, qui traverse la ville. A cette époque de l'année, elle se transforme en rue piétonne. Gelée par les basses températures, l’Isset permet aux habitants de traverser à pied et de passer d'un quartier à un autre pour quelque temps encore.

De « Chicago-sur-Oural » à « Ekat-city »
Tandis que quelques hommes en costume et cravate traversent la rivière pour rejoindre le quartier des affaires, on peut apercevoir de grands immeubles aux façades épurées et aux vitres-miroir faisant une harmonie toute relative. Depuis la fin des années 1990, « Ekaterinbourg veut devenir une ville start-up, être un point sur la carte, exister », explique Olga, une jeune journaliste locale. « C'est là le sens de cette modernisation », conclut-elle. La dynamique est relativement nouvelle pour celle qui s'appelait jadis Sverdlovsk et est restée fermée trente ans en raison de ses activités militaires. On imagine combien l’ouverture d’Ekaterinbourg au monde fut brutale à la chute de l’URSS. Particulièrement riche en ressources (cuivre, émeraudes, or, etc.) et située à cheval sur les continents asiatique et européen, la ville peut apparaître comme le lieu rêvé pour attirer les capitaux étrangers. Aussi, quelques groupes mafieux russes particulièrement puissants s’y sont constuit de véritables empires financiers, non sans l’utilisation de méthodes peu orthodoxes. Les règlements de compte entre gangs locaux furent si violents, durant les années 1990, que la ville fut surnommée « Chicago-sur-Oural » dans la presse locale. Durant la seule année 1993, plus de cent personnes ont ainsi été tuées par balles dans les rues d'Ekaterinbourg.


Scène de la vie quotidienne à Ekaterinbourg (Photo Lukas Aubin)

Parallèlement, durant cette période, la ville a néanmoins cherché à faire valoir son altérité et à affirmer son indépendance vis-à-vis du pouvoir central. Peine perdue. Aujourd'hui, il ne reste de ce passé trouble qu'un ersatz de corruption qui donne lieu, çà et là, à quelques rares règlements de compte et à des tags contestataires. Pour se redresser, la ville a décidé de mettre le cap sur la création d’infrastructures urbaines. Immeubles immenses, dispositifs écologiques, bâtiments ultra-modernes : Ekaterinbourg a de l'ambition. Dernier grand projet en date : « Ekat City ». Calquée sur La Défense, Moscow City, ou encore Manhattan, « Ekat City » est le futur centre économique de la région et la vitrine moderne d'un Oural trop souvent délaissé de par sa position géographique excentrée. Ces dernières années, il n'est pas rare de voir sortir régulièrement du bitume une nouvelle tour à l'allure élancée.


"Ekat city", derrière la rivière Isset gelée, à Ekaterinbourg (photo Lukas Aubin)

Symbole de cette renaissance : le Centre Eltsine qui a ouvert ses portes en novembre 2015 et dont la construction fut financée par l'Etat. Boris Eltsine, natif d'Ekaterinbourg, est dans sa ville bien plus qu'un ancien président. Il a aussi dirigé la région de 1976 à 1985 et contribué au développement de la ville dans les années 1990. Aujourd'hui, Ekaterinbourg lui rend hommage avec un bâtiment ultra-moderne qui héberge un musée, des salles de conférences, des cafés ou encore des restaurants.


L'entrée du Centre Boris Eltsine (Photo Lukas Aubin)

Le passé c'est le futur
Malgré ses efforts, la ville cristallise par ailleurs une grande problématique de la société russe de ces vingt dernières années : son passé tsariste et la place accordée aux derniers des Romanov. C’est ici, de l'autre coté de l'Isset, que se laissent admirer les coupoles dorées de l'Eglise de Tous-les-Saints, construite en 2003 en lieu et place de la villa Ipatiev, où furent exécutés en 1918 le tsar de toutes les Russie, Nicolas II, ainsi que sa famille. S'il est un sujet difficile à aborder avec les habitants de Ekaterinbourg, c'est bien celui de la famille impériale, désormais canonisée et portée en adoration par les plus fervents orthodoxes du pays. L’église de Tous-les-Saints est devenue un lieu de recueillement à la mémoire de la famille royale assassinée sommairement dans les sous-sols de la villa d'alors.


L'église de Tous-les-Saints et les statues de la famille impériale (Photo Lukas Aubin)

« En Russie, le passé est imprévisible, explique le pope local, mais la famille royale était et est toujours appréciée par la population. Il fallait réparer cette erreur historique. C'est le sens de cette église. » Pourtant, la cote de popularité du dernier des Romanov semble rester mitigée. Un récent sondage du centre indépendant Levada indique que seule la moitié de la population a une opinion favorable à son égard. Pour Vladimir Poutine, tout l'enjeu est là : réconcilier la population russe avec son passé tout en tournant le regard vers l'avenir. Depuis quelques années, une nouvelle tradition est née à Ekaterinbourg pour les jeunes couples mariés. Ces derniers viennent chercher amour et bonne fortune en priant dans l’église de Tous-les-Saints, agenouillés, et en déposant des fleurs au pied de l'immense croix dorée cernée par des statues de la famille royale, juste en face de l'église. Une manière de faire revivre tout un pan de l'histoire russe.


La derniere tsarine Aleksandra Feodorovna, au monastère Ganina Yama (Photo Lukas Aubin)

Le monastère de Ganina Yama, situé à quelques kilomètres d'Ekaterinbourg, y contribue également. Construit en 2001, c’est un lieu de passage obligé pour tous les orthodoxes du pays. Et pour cause : en 1918, les Romanov ont été enterrés en secret sur le site par les bolchéviques. Aujourd'hui, il est constitué de sept chapelles en bois, à raison d’une chapelle par membre de la famille royale assassinée. Et l'atmosphère y est lourde et mystique, les gens, silencieux. Au centre du monastère, une pelouse oblongue et verdoyante attire les visiteurs. « C'est ici que les corps ont été déterrés », murmure un père à son fils avant de faire le signe de croix.

« Le communisme ? Les gens n'étaient pas prêts »
Le voyage continue et, comme souvent, c'est dans les campagnes environnantes que l’on découvre le mieux la Russie du quotidien. Quasi inaccessible, le petit village de Taguilski reste un modèle du genre. Planté au milieu de nulle part, la commune n’est traversée que par une seule route : la rue Lénine, évidemment. Quelque 1 600 âmes y vivent tout de même dans de petites maisons en bois aux couleurs chaudes et vives. Bleues, vertes, rouges, oranges, les peintures sont fraîches. Si Ekaterinbourg s'ouvre au monde, la région de Sverdlovsk voit rarement passer des étrangers. Jonché d'immenses forêts qui s'étendent à perte de vue, l'Oural reste un territoire peu peuplé et sauvage que parsèment quelques villages. Pas d’hôtels ni de chambres d'hôtes en vue, mais un produkti (petite épicerie russe) pour le ravitaillement, un pneu pendu à une branche d'arbre pour l'échauffement, et un bania (bain russe) pour tout loisir.


Une maison brûlée, village de Taguilski

Si au premier abord les habitants se montrent ici méfiants, la légendaire hospitalité russe prend rapidement le dessus une fois la glace brisée. S'ensuit alors une invitation à se joindre au repas dominical familial. Très vite, les mets s'accumulent sur la table : blinis, œufs de poisson, pommes de terre, bortch et vin français s'échangent de main en main tandis que sur une vieille télévision à tube cathodique passe le film Taxi 1. Incongru. Les conversations s'enchaînent. Mikhaïl, le chef de famille, doit approcher les 90 ans, ses yeux clairs, à peine 25. Sur les photos de famille qui décorent la pièce, Mikhaïl a des faux airs d'Alain Delon, jeune. La posture, le regard, le charisme. Il se dégage de cet homme une sérénité rare. « J'ai été communard », déclare-t-il de sa voix grave. « J'avais six ans en 1936 quand j'ai conduit mon premier char à bœufs. Je me souviens, on bossait tout le temps. Il fallait faire vivre la révolution. On avait des rêves, des idéaux. C'était un bon carburant. » Quand il parle tout le monde l'écoute. Il n'y a guère que Samy Nacéri qui vocifère dans le fond. « Et puis la Grande Guerre patriotique est arrivée. Staline en a profité pour interdire notre existence. Nous avons été mis au ban. Nous n'avions plus de raison d'être pour le pouvoir. Nous étions trop dangereux, trop libres. Aussi, nous nous sommes conformés. Le communisme est mort en même temps que nous avons abandonné. » Pourquoi la communisme a-t-il échoué ? « La nature humaine. Les hommes ne sont pas prêts à partager », lance cette fois Oleg, de grands yeux clairs lui aussi.

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