Scène

Le bonheur est dans la Taïga

Par DARYA LUBIMOVA

Dans le petit village de Bahta, dans la Taïga, tout au bord du fleuve Ienisseï, Dmitry Vasyukov a rencontré des gens heureux, comme il les appelle. Il en a tiré un film documentaire en 4 épisodes qui raconte le quotidien de ces pêcheurs et trappeurs locaux, dont la survie dépend directement des conditions naturelles et climatiques. Une existence rude mais heureuse et une série de films, déjà très applaudie en Russie et au-delà grâce à une adaptation anglaise du réalisateur Werner Herzog. Pour "La Dame de Pique", Dmitry Vasuykov raconte sa découverte.

Photos DR

La Dame de Pique : Vous avez une grande passion dans la vie – la pêche. Comment cela vous a t-il donné l'idée de réaliser le film Les gens heureux ?

Dmitry Vasyukov : « Ce sont mes amis qui m'ont d'abord initié à la pêche. A ce moment là, je travaillais pour la télévision, j’ai donc décidé de joindre l'utile à l'agréable, et avec l’aide de mes collègues pêcheurs, on a créé une série d’émissions qui s’appelait « Dialogues sur la pêche ». L'émission était diffusée sur la chaine « Rossia », et s'est arrêtée au bout de deux ans, pour des raisons inconnues. Pendant la production de cette émission, on a beaucoup voyagé en Russie, on a discuté avec un tas de gens et beaucoup de pêcheurs. C'était vraiment passionnant! Du coup, après l’arrêt de ce programme, j’ai voulu continuer à travailler sur ce sujet. Le film Les gens heureux portait initialement un autre nom : Les pêcheurs de l'Ienisseï. Nous voulions filmer un an de la vie des pêcheurs de cette région, mais avec le temps j'ai compris que le sujet était beaucoup plus vaste et complexe, et qu'il parlait davantage de l'homme.

LDDP : Pourquoi avez-vous intitulé ce film Les gens heureux? Est-ce que cela signifie que le vrai bonheur, c'est de vivre en harmonie avec la nature, en refusant le confort et les bienfaits de la vie urbaine ?

DV : Ce titre a été imaginé pendant le montage, quand trois épisodes du film étaient déjà prêts. Les noms précédents – Les pêcheurs de l'Ienisseï, Ienisseï: nourricière ou Les gens du fleuve ne me plaisaient pas. Le nom actuel, Les gens heureux, est né par hasard, grâce au compositeur du film, Alexandre Voitinsky. Lors d'une de nos conversations, je me plaignais de ne pas arriver à trouver un titre pour mon film. J’étais persuadé qu’il fallait utiliser le mot « Les gens », mais comment les qualifier ? Et c'est alors que Voitinsky m'a proposé d’appeler le film « Les gens heureux », comme je les décrivais toujours.

Mais ce nom ne veut pas dire que j’appelle à partir et à quitter le confort urbain pour s’installer dans une cabane dans la forêt. Pour la plupart des gens, c'est juste impossible. D'un autre côté, il n'est pas donné à tout le monde de se sentir en communion avec la nature, même si beaucoup de citadins ont le désir de s'établir pour toujours au bord d'une rivière, dans une forêt ou à la montagne, lorsqu'ils y viennent une fois par an. Mais très vite, ils se reprennent et comme pour se trouver des excuses ils se persuadent de l'absurdité de ce désir et reviennent dans la fourmilière urbaine. Les gens heureux sont toujours minoritaires. A la fin de la saison d’hiver, il y a ces mots : « La nature a trouvé une place pour chacun - pour l’animal sauvage, pour l’oiseau. Seul l’homme doit chercher lui-même sa place dans la société. Quand il la trouve, alors il est vraiment heureux. »

LDDP : Vous avez passé une année dans la Taïga pour le tournage. Etait-ce difficile pour vous qui êtes plutôt habitué à la grande ville ? Est-ce que, selon vous, n'importe qui peut s'établir dans la Taïga ? Ou bien faut-il être né au bord de l'Ienisseï pour cela ?

DV : Je ne peux pas dire que le rythme de la vie au bord de l'Ienisseï diffère tant de celui de la grande ville. Le rythme de la ville est simplement plus décousu, agité, confus. La vie sur l'Ienisseï est une vie sans agitation : plus réglée, plus signifiante, remplie d'actions réellement nécessaires à la survie. Bien sûr, pour ceux qui sont nés ici, c'est bien plus simple. Mais n'importe quelle personne qui arrive dans la Taïga comprend vite la différence entre l'indispensable et le superflu. L'homme comprend immédiatement qu’il est capable de beaucoup. Le citadin, lui, ne connait pas ses réelles capacités.

LDDP : Une autre citation du film ?

DV : Des gens se sont retrouvés en Sibérie pour différentes raisons. Cette région en a brisé plus d’un. La déportation est la raison qui s’est le plus solidement inscrite dans les mémoires. Mais d’autres sont venus volontairement. Ils ont trouvé en Sibérie une terre libre où, après s’être "éprouvés", ils ont acquis une force à laquelle ils n’ont pu renoncer. Et ils se sont installés définitivement.

En ce qui me concerne, à vrai dire, j’étais effrayé à l'idée d'y passer toute une année. Au départ, je ne parvenais même pas à franchir le bord de la rive pour atteindre le village. Puis je me suis adapté, je me suis renforcé et j'ai pu faire des choses que je n'imaginais même pas. Jusqu'ici, je concédais ces savoir-faire et acquis à mes héros. Mon enchantement reflète en partie le nom du film.

LDDP : En quoi les héros du film Les gens heureux sont-ils différents ? Ont-ils quelque chose en commun du fait de leur mode de vie ?

DV : Les « mujiks », qui ont participé au tournage, ainsi que les autres habitants des villages de l'Ienisseï, sont des gens à la fois simples et ouverts, « sans la pierre dans la poche » comme on dit. Nos relations se sont établies peu a peu. Il faut du temps pour que ces « mujiks » vous accordent leur confiance. Il y a peu de gens dans le Nord, les gens ont tous besoin des uns des autres. Cependant, certains considéraient leur vie comme ordinaire et ne partageaient pas mon enthousiasme. Le trappeur Gennady Soloviev était, je crois, la seule personne qui saisissait réellement l'idée de ce film. Il avait beaucoup de respect pour son travail, et il m'était reconnaissant de l'intérêt que je lui portais. Il m’a toujours aidé.

LDDP : Quelles sont les situations les plus étonnantes ou inattendues, auxquelles vous avez eu affaire pendant le tournage ?

DV : Il faut du temps pour se faire à la vie dans la Taïga. "Aujourd’hui les Bahtintsy et leurs descendants sont tous - du plus petit au plus grand - obstinés et endurants. Pendant presque six mois, il règne ici un tel froid que la plus simple tâche devient pénible et parfois dangereuse. Surmontant sans cesse des difficultés, l’homme du Nord a forgé son caractère. Il est impossible de l’étonner ou de l’effrayer. Il appréhende son environnement avec calme et sérénité."

Peu à peu notre équipe de tournage s’est adaptée à la vie sur l'Enisseï, bien que le tournage en lui-même reste très compliqué à réaliser. Nous avons fait des prises de vue aériennes, mais aussi sous l’eau, à différentes périodes de l'année. Nous avons filmé en avril, quand la glace tient encore, bien que le soleil soit déjà haut. Notre combinaison de plongée de 8 mm, le ballon et le compresseur étaient trempés. On a placé la tente avec le brûleur et le seau d'eau sur la glace. Notre opérateur, Alexeï Matveev s'est changé, et nous l’avons aidé à passer sous la glace avec des cordes à travers un trou de pêcheur. Puis j’ai demandé aux pêcheurs d’effectuer toutes les manipulations avec le filet et le poisson, ce qu'ils avaient pour habitude de faire, et nous avons ainsi pu filmer une séance de pêche sous la glace. Malheureusement, beaucoup des belles prises de vues ont été effacées à cause des bulles d’air qui sortaient de la bouteille de plongée. Nous devions sortir Alexeï de l’eau toutes les 6-7 minutes. On lui versait un seau d’eau chaude dans sa combinaison de plongée et on le faisait boire 100 grammes de vodka avant de le plonger de nouveau en immersion dans une eau à 4 degrés!

LDDP : Werner Herzog s'est joint à votre projet et a réalisé avec vous une version du film "Happy People: A year in Taïga". Comment expliquez vous l'intérêt de Werner Herzog pour le film Les gens heureux ?

DV : Werner est un aventurier. Werner Herzog est certes un réalisateur connu, mais c'est également un homme fort et courageux. Sans doute, a-t-il aimé l'idée de réaliser un film sur des gens aussi vigoureux. Le fait que sa femme soit russe, originaire de l’Oural, a dû également jouer un rôle dans la décision de faire ce film. Werner, comme beaucoup, est inquiet pour la survie de l'espèce humaine, et cela l'amène à s'intéresser à ceux capables de survivre dans un milieu naturel inhospitalier. Or, les trappeurs de l'Ienisseï sont justement des gens de cette trempe!

LDDP : En ce moment, vous êtes dans l’Altaï, pour le tournage d’un autre cycle du film Les gens heureux. Pourquoi avez-vous choisi cette région? Comment se passe le tournage ?

DV : J’ai débuté le tournage du film par la grande rivière russe - Ienisseï, et l'immense forêt – la Taïga. Ensuite j’ai fait un film sur la mer Blanche, la seule mer entièrement russe, et maintenant je réalise un film sur les montagnes de l’Altaï. Bien sûr que tous mes films parlent des hommes, mais comme l’écrivait Vassili Klioutchevski, c'est la nature qui tient dans ses mains le berceau de chaque peuple. Ici, dans l’Altaï, ce qui m'intéresse, c'est de faire ressortir le lien inextricable entre la vie des habitants et la nature.

LDDP : Quel regard portez vous sur la culture aujourd'hui en Russie? Comment évolue t-elle?

DV : En Russie, il y a beaucoup de gens talentueux, éduqués, cultivés, et profonds. Mais, malheureusement, aujourd'hui, ce ne sont pas ces personnalités que l'on cherche à faire ressortir de la masse. Dans le domaine du film documentaire, j'ai énormément de respect pour les grandes figures du passé, comme le réalisateur Mikhaïl Romm. Aujourd’hui, j'apprécie beaucoup le travail d'Alexandre Sokurov, Victor Kosakovsky, Andreï Zagdansky, Nastia Tarassova, Macha Kravtchenko, ou encore dans le milieu du théâtre cette fois, Ivan Vyrypaev, Konstantin Bogomolov, et Kirill Serebrennikov. Il existe aussi une excellente école de cinéma et de théâtre documentaire, dirigée par la réalisatrice Marina Razbejkina, qui invite réellement la nouvelle génération à réfléchir. Il y a donc de l’espoir! »

N.B. : Le film existe en version française, traduit par Martine Souquès. 

Plus d'infos sur le réalisateur, Dmitry Vasyukov ici (en russe) et ici (en anglais).

Regarder la bande-annonce de l'adaptation de Werner Herzog en anglais ici.

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