Société

Alexandre Kerenski, une histoire travestie

Par ALEXEÏ MICHINE

Il aurait pu rester dans l’Histoire comme un politicien démocrate de premier ordre, lui qui fonda la première république de l’Histoire de Russie. Mais c’est un rôle bien ingrat qui lui est assigné depuis l’époque soviétique : celui d’une figure grotesque au service de la bourgeoisie. Portrait d’Alexandre Kerenski, brossé par l’historien Alexeï Michine.


La fuite de Kerenski de Gatchina, Shegal,1937-1938 (DR)
 

À l’arrivée au pouvoir des bolcheviks, il se serait déguisé en femme, dit le mythe, afin de fuir à l’étranger après s’être réfugié dans l’enceinte de l’ambassade américaine. Devenu un repoussoir pour les communistes, il fait encore aujourd’hui l’objet d’une haine vivace dans les milieux conservateurs et monarchistes. Aussi impopulaire chez les « rouges » que chez les « blancs », celui qui fut le chef du Gouvernement provisoire est pour les uns un « franc-maçon » et le « fossoyeur de la Russie », bien trop à gauche. Pour les autres, voilà un « politicien petit-bourgeois », un « contre-révolutionnaire » bien trop à droite. Malgré tout ce qu’on lui prête, Alexandre Kerenski est sans aucun doute, parmi les nombreux visages de la révolution de février 1917, le plus emblématique de cette période de l’Histoire.

L’étude de la biographie de Kerenski et de sa famille réserve quelques surprises. Son père, enseignant à l’université pour hommes de Simbirsk (ex-Oulianovsk) a pour directeur un certain Ilya Oulianov : le père de Lénine. Le chef du prolétariat mondial lui-même est un élève attentif du père de Kerenski, lequel lui rédige même une lettre de recommandation à l’attention de l’université de Kazan (République du Tatarstan), après que le frère de Lénine, Alexandre Oulianov, a été exécuté pour tentative d’assassinat sur Alexandre III. Il n’est pas exagéré de dire que les familles Oulianov et Kerenski sont proches et se fréquentent en bonne entente. On ne peut pas en dire autant de deux de ses plus jeunes membres. Alexandre Kerenski et Vladimir Lénine, devenus chefs de deux révolutions, empruntent par la suite deux voies radicalement différentes jusqu’à se retrouver dans des camps ennemis l’un pour l’autre.

Le déménagement de la famille Kerenski à Tachkent (capitale de l’Ouzbékistan, ndlr) coïncide avec la découverte du théâtre par le futur héros de la révolution de Février. C’est dans cette ville d'Asie centrale qu’Alexandre Kerenski fait montre pour la première fois d’une passion pour la vie publique, d’un amour pour le public et d’un goût très prononcé pour la scène.

Comme le décrit V. Fediouk, auteur d’une monographie dédiée au Premier ministre : « en montant sur scène pour la première fois, il éprouva une émotion qu’il passera le reste de sa vie à rechercher, dont il voudra toujours plus. C’est l’impression de pouvoir faire ce que l’on veut, de pouvoir faire pleurer ou rire les gens à volonté. Et la tension des dernières minutes précédant le lever de rideau, cette énergie nerveuse, prête à vous faire exploser de l’intérieur ! »

Cette passion pour le théâtre et l’opéra accompagnera Kerenski toute sa vie et se manifestera même parfois de façon un peu étrange. Ainsi, D. Merejkovski, dans son livre intitulé Vies et actions, fait remarquer qu’en août 1917 « le prince Lvov, tout juste arrêté, qui livrait à Kerenski des informations sur la situation au Quartier général, raconta ensuite que toute la nuit, dans les cellules du palais, il entendait Kerenski de l’autre côté du mur, chantant des arias d’opéras italiens. »

Admis en 1899 à la faculté d’Histoire et de philologie de l’université de Saint-Pétersbourg, le futur chef du Gouvernement provisoire se trouve vite imprégné par l’état d’esprit révolutionnaire qui règne à cette époque parmi les étudiants. Pour la première fois, il se range ouvertement du côté des opposants à l’autocratie et prend part à des manifestations étudiantes lors desquelles il prononce des discours. Convoqué par le recteur de l’université de l’époque, Golsisten, le jeune Kerenski se voit déclarer : « jeune homme, si vous n’étiez pas le fils d’un homme aussi respecté que votre père, qui a tant donné au service de ce pays, je vous ferais immédiatement expulser de l’université ».

Dès cette époque, Alexandre Kerenski a rejoint le mouvement révolutionnaire, contrairement à d’autres membres des partis de gauche, qui ont massivement adhéré à la veille de la révolution ou bien pendant les évènements de 1917. C’est en 1904 que Kerenski entre véritablement en politique. Ses mémoires nous apprennent que, dès 1905, il est arrêté pour avoir publié plusieurs articles dans les colonnes du journal Burevestnik, édité par le groupe radical « Organisation du soulèvement armé ». Kerenski est alors interrogé par la gendarmerie et expulsé de Saint-Pétersbourg. De retour dans la capitale en 1906, Kerenski deviendra un grand défenseur des prisonniers de différents partis socialistes et révolutionnaires : il est en particulier l’avocat des terroristes arméniens du parti « Dashnaktsoutioun ». Le soutien ouvert du jeune juriste aux idées radicales n’est pas sans conséquences : en 1914, Kerenski est condamné à l’emprisonnement, une sentence transformée ensuite en interdiction d’exercer la profession d’avocat huit mois durant. Cela alors que, comme le reconnaissent ses confrères, les prestations du jeune juriste n’ont de toute façon rien de très enthousiasmant.

Le juriste N. Karabchevski écrit par exemple : « Kerenski ne se distinguait absolument pas comme orateur au prétoire : un ton historique pompeux, beaucoup de passion, mais une grande monotonie et une érudition très pauvre. Son activité d’avocat ne laissait pas à deviner quel « calife du verbe » il deviendrait dans la Russie révolutionnaire. »

Vers la même époque, Kerenski est élu député de la IVème Douma. Le parti SR ayant refusé de participer aux élections, Kerenski doit se rallier à la fraction des « trudoviki », le parti des travailleurs. Cette fois encore, il se distingue grâce à des discours passionnés et élégants. Néanmoins, tous les députés, y compris ceux de son camp, ne sont pas convaincus : « il était toujours trop nerveux. Ce n’est pas par hasard si on le traitait de neurasthénique. Il avait une voix sonore et trop brusque, lors de ses discours il dérapait souvent dans les cris. Il ne parlait jamais calmement, ce qui irritait parfois son auditoire. D’une manière générale, il était difficile à écouter. Et il en fut de même lors de ses premières interventions à la Douma ».

Contempteur implacable du régime tsariste, Kerenski est en retour détesté par la famille impériale. Son discours le plus célèbre remonte au 15 février 1917 : Kerenski y parle alors ouvertement de la nécessité de lutter contre ceux qui ont transformé la loi en moyen de se moquer du peuple, et même de les expulser physiquement. L’impératrice dit alors espérer «  que ce Kedrinski de la Douma sera pendu ». Cela n’empêchera pas Nicolas II, après son abdication, d’accorder sa confiance au chef du gouvernement en juillet 1917.

Durant les troubles du mois de février, Kerenski, devenu un politicien très en vue, se positionne d’emblée comme l’un des chefs de la contestation. Le 23 février (8 mars), le journal Kievlyanin écrit : « Au palais de Tauride, les députés étaient sous le choc. Le conseil des anciens se réunit mais ne savait que faire. Le décret de dissolution de la Douma fut prononcé. Les députés décidèrent de ne pas se séparer, mais n’avaient pas le courage de se proclamer eux-mêmes le nouveau gouvernement. Même les députés de gauche étaient perdus, mais alors quelqu’un s’écria :

-        Peuple, soldats !

Kerenski sortit du bâtiment en courant, sans manteau ni couvre-chef, et se lança dans un discours sur la place Chpalernaïa :

-        Nous sommes avec vous. Nous vous remercions d’être venus et nous vous promettons de marcher avec le peuple.

La foule le porta en triomphe. »

Ce fait explique notamment la hausse régulière de la popularité des trudoviki. De nombreux chercheurs s’accordent pour dire que Kerenski misa sur ses succès auprès de la foule sans s’intéresser particulièrement aux problématiques de nature politiques. Des succès bien insuffisants pour mener à des succès politiques sur le long terme. L’ambassadeur de France en Russie d’alors, Maurice Paléologue, se demande à son sujet : « qu’y a-t-il enfin derrière cette rhétorique théâtrale, ces exploits à la tribune et au prétoire ? Rien, sinon l’utopie, la comédie et l’amour propre ! » Ivan Koutorga, membre important du parti des Cadets considère en outre que « Kerenski est l’incarnation de Février, avec tout son enthousiasme, ses progrès, ses bonnes intentions, son côté désespéré, et aussi son infantilisme politique et sa criminalité d’Etat. »

En tant que ministre de la justice, Kerenski signe un ordre d’amnistie générale et y gagne le « titre révolutionnaire » de « Libérateur », ainsi que s’adressent à lui les rédacteurs de résolutions et autres pétitions. Sur une carte postale d’époque, le « ministre de la vérité populaire » est ainsi représenté sur fond d’une prison détruite et en train de brûler.

Il est intéressant de constater que, durant la crise qui parcourt le mois d’avril, Kerenski n’est d’abord pas partisan du remplacement des « ministres-capitalistes ». Il est en général plutôt disposé à accepter « une touche de Milioukov ». Par ailleurs, la nouvelle politique étrangère de la Russie ne contredit en rien ses obligations envers ses alliés que le chef des Cadets garde à cœur. Après sa démission, Kerenski devient ministre de la guerre et de la marine, bien qu’il n’ait jamais été militaire. Les officiers russes l’accueillent néanmoins favorablement. Dénikine, futur chef de l’Armée Volontaire, en est un bon exemple, qui considère la décision de Kerenski comme une décision aussi difficile que courageuse.

Kerenski est à l’époque soutenu par la quasi totalité des forces politiques d’importance. Même des ministres de droite comme Purichkevitch le considèrent comme un moindre mal comparé à la menace bolchévique. La situation s’envenime avec le retour des chefs bolchéviques en Russie (Lénine, Radek, etc.) et l’intensification de leur propagande. Le nouveau ministre de la guerre devient la coqueluche de la société. Les journaux l’ont baptisé le « chevalier de la révolution », « cœur de lion », « premier amour de la révolution », « tribun du peuple », entre autres.

Reste que toute une partie de la population, en particulier à l’extrême-droite, le déteste, rappelant sans cesse que Kerenski est sans doute juif.  A ce sujet, l’écrivain M. Prichvine écrit : « partout dans la rue, vous pouvez entendre les gens marmonner la même chose sur ce premier membre de l’intelligentsia à s’être incarné dans la vie publique : Kerenski est un juif ». Le journal de droite « Groza » décrit de cette manière Kerenski dans son numéro de juillet 1917 : « … un gamin… un avocat imberbe au visage de juif ». Si, pour les conservateurs et une partie des soldats, il est juif, la propagande bolchévique s’efforce au contraire d’en faire un antisémite. Les menchéviques tentent eux aussi de faire passer le Premier ministre et sa politique pour antisémites. Ces accusations contradictoires se trouvent parfaitement analysées dans un article de B. Kolonitski, Alexandre Kerenski comme « juif » et comme « victime des juifs ». Des accusations diamétralement opposées qui ont sans doute pu coexister en raison de la position centrale occupée par Kerenski entre les radicaux de droite et de gauche.

Selon l’avis de ces derniers, et plus particulièrement du menchévique N. Soukhanov, : « Avant toute chose […], il saute aux yeux que Kerenski a réellement animé la révolution, et plus que quiconque, l’a emmené jusqu’à Brest. Je l’affirme : Kerenski était un démocrate sincère, un combattant de la révolution… telle qu’il la comprenait. Il ne se doutait lui-même pas que par ses convictions, ses tendances et ses goûts, il était un parfait radical bourgeois… »1 

Avec les soulèvements des 3-5 juillet 1917, la réputation du chef du Gouvernement provisoire est dégradée. Pour éviter l’anarchie, Kerenski est amené à prendre des mesures très dures. Ces mesures touchent avant tout l’armée. La nomination de Kornilov comme commandant suprême rétablit puissamment l’autorité de Kerenski auprès des officiers. Kornilov rétablit la peine de mort sur le front et annule beaucoup des ordres des premiers jours de la révolution, qui ont causé désordres et insubordination. Ceci, conjugué à une offensive désastreuse et à l’arrestation de nombreux opposants dresse la population contre Kerenski. Même si une grande partie de la population se montre satisfaite de l’écrasement du soulèvement bolchévique et d’un certain retour de l’ordre dans le pays.

Le tempérament de Kerenski est basé, dit-on, sur l'alternance de pics d’énergie et d’accès de profonde dépression. Au mois d’août, alors qu’un schisme important se produit sur la scène politique après la Conférence d’Etat à Moscou, le SR et le ministre de la guerre B. Savikov sont surpris d’entendre le chef du gouvernement prononcer ces mots : « Je suis… malade. Non, ce n’est pas le mot. Je suis déjà mort, je n’existe plus. Je suis mort à cette conférence. Je ne peux plus faire de mal à personne, et plus personne ne peut me faire de mal… »

En septembre, après l’écrasement de l’insurrection de Kornilov, les temps sont de plus en plus difficiles pour Kerenski : le héros du peuple a déjà perdu son auréole. Le général Verkhovski, ministre de la guerre, écrit alors : « En voyant Kerenski, que je n’avais pas vu depuis la conférence de Moscou, je ne l’ai tout d’abord pas reconnu. Dans mon souvenir, c’était un jeune homme énergique, aimant plaisanter, d’apparence fraîche et plaisante. Mais Kerenski s’était complètement effondré. Son visage s’était empâté. Ses yeux étaient ternes et abattus.

L’écrivain britannique Somerset Maugham écrit à la même époque : « La situation de la Russie empirait de jour en jour… et [Kerinski] éliminait tous les ministres dès qu’il voyait en eux des compétences menaçant son propre prestige. Il faisait des discours. Il faisait des discours interminables. On craignait une attaque allemande sur Petrograd. Kerenski fit un discours. La pénurie alimentaire empirait, l’hiver approchait, le carburant manquait. Kerenski fit un discours. Les bolchéviques s’agitaient en coulisses, Lénine se cachait à Petrograd… il fit un discours. »

Quant à Ivan Koutorga : « La jeunesse la plus à gauche, en particulier évidemment chez les SR, fut très longtemps acquise à Kerenski, mais après l’échec de la grande offensive et la déclaration de juillet des bolchéviques, l’état d’esprit commença à changer. La tentative de putsch de Kornilov ne fit qu’accélérer ce changement et lors du coup d’Etat d’octobre, Kerenski n’était plus, pour les jeunes, l’idole pour laquelle ils auraient donné leur vie sans hésiter. Le « vide » dans lequel allait être précipité le héros de la Révolution de Février commençait déjà à apparaître ».

1 Soukhanov, Ecrits de la révolution

Cet article initialement paru en russe sur le site de notre partenaire www.1917daily.ru a été traduit par Léo Vidal-Giraud.

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